Shàn Lüxing ou le voyage des montagnes

Nouvelle de Ronan CHOMETON, incipit 2, en 2nde au lycée Saint-Jacques de Compostelle, Le Puy en Velay (43)

20 juin 2012.
 

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.

Voilà, se dit-il, c’est maintenant…

Il ferme les yeux et prie. La porte ne résiste plus aux coups et des débris de bois s’envolent dans cet espace, empreint de gravité, tel un gong sonnant la fin. Le pinceau tombe, le thé tremble ; Vi Han prie alors de toutes ses forces. Quatre hommes apparaissent dans l’embrasure de l’ancienne porte. Vêtus de noir, ils ont le visage grave et le regard insensible. L’un d’eux prend alors la parole :

—Vieux sage, il est temps maintenant. Suis-nous au sommet de la montagne. »

Vi Han acquiesce d’un signe de tête. Son esprit est prêt à présent. Il se dirige vers la porte et se retourne, comme pour dire au revoir à ce lieu, qu’il connaît par cœur et qu’il admire encore. Le maître sent un brin d’émotion traverser son corps, il y a en lui comme une once de regret, il aurait aimé vivre ici encore quelques temps. Mais la raison dépasse sa nostalgie et il s’engouffre derrière la porte. Les quatre hommes et lui disparaissent dans le noir.

Au même moment, Lou Ho est déjà loin. Fatigué par sa course effrénée, il s’arrête et s’assoit sur un rocher poli par les pluies de la mousson. Les rayons du soleil, au zénith, se reflètent sur la surface blanche et lisse de la pierre, caractéristiques des falaises de « la sage contrée des montagnes », dans cette Chine profonde et ancestrale. Le jeune serviteur admire la nature qui s’offre à lui, dans cet instant hors du temps. Les pins asiatiques sont majestueux et fiers, la mousse est verte et soyeuse, les gouffres sont défiés par de simples troncs taillés, faisant office de ponts.

Mais son esprit le rappelle à l’ordre : il doit arriver à la cité avant la nuit, avant que le brouillard ne le rattrape. Il repart plein de fougue, songeant à l’importance de sa tâche et aux bienfaits qu’elle va engendrer. L’atmosphère est douce, vivifiante. Lou Ho arpente les sommets, enjambe les gouffres, et disparait dans la masse sombre d’une forêt.

Maintenant, le vieux sage et son cortège sont en route pour le « Sommet Passager », lieu du passage vers la vie éternelle. Vi Han est un peu anxieux à l’idée de quitter ce monde. Il y a tant pleuré, il y a tant prié. A cet instant, il pense à Lou Ho, son jeune serviteur qui lui est si dévoué. Il ne le reverra que dans très longtemps …

Après une heure de marche à travers les falaises escarpées, la troupe arrive au bas du chemin qui les mènera au sommet. Un brouillard épais commence à masquer l’horizon. Le vieux maître espère que Lou Ho approche de la cité, car il ne reste plus beaucoup de temps. Deux des samouraïs aident le sage âgé qui peine à escalader quelques rochers. Vi Han accepte cette aide bienveillante. Il n’a pas peur d’eux, il sait qu’il peut leur faire confiance. Il se met à les observer. Jusque-là, il n’avait pas remarqué les sabres attachés à leur ceinture. Le sage les reconnaîtrait entre mille : les sabres de l’Empire, dorés et ornés d’un rubis thaïlandais. Autrefois, ses yeux avaient le plaisir de les admirer chaque jour. Mais c’était avant le drame. Ce drame qui plongea tout le pays dans la tristesse.

Lou Ho commence à s’habituer à l’obscurité da la forêt. Cependant, il reste prudent mais tente d’avancer d’un bon pas, comme lui a ordonné le maître. Le jeune apprenti n’est pas rassuré. En effet, sa seule et unique peur est l’absence de lumière. Il craint « le sombre esprit maléfique », comme il le surnomme, depuis qu’il est enfant. Il lui semble que cette peur lui est venue à la suite d’un conte. Une légende chinoise que sa mère lui a racontée un soir de vent et de pluie. Lou Ho se souvient du proverbe, son père appelait cela les « règles de vie » :

« Ne crains pas tes peurs. Affronte-les. »

Le souvenir de ces mots renforce la foi du jeune homme et il repart de plus belle, avec une énergie tirée de « la magie des mots ». Il traverse clairières et fourrés, slalome entre les arbres, évite des branches un peu trop basses. Mais à bout de souffle, Lou Ho n’a pas d’autre choix que de s’arrêter. Il ôte épines, feuilles et mousse de son kimono de soie, kimono reçu en présent de la part de Vi Han, son sage et humble maître qu’il respecte et admire. Lou Ho veut s’assurer que l’étui de cuir qui contient la lettre est toujours noué à sa ceinture. Il réfléchit. Il a un doute. L’aurait-il égaré dans la forêt ? Les buissons piquants auront forcément agrippé le précieux parchemin. Il passe donc la main, tremblante, autour de sa ceinture. Il n’est pas rassuré, des perles de sueurs glissent sur son front crispé par l’angoisse. Il tâtonne, tout autour de sa taille. Rien ! Le jeune serviteur est stupéfait. Il sent ses membres complétement lui échapper. Il l’a perdue. Il a perdu la lettre.

« Qu’adviendra-t-il du pays si la lettre n’arrive pas à temps ? Maître Han comptait sur moi et j’ai échoué. Que les dieux me bannissent. Je ne mérite plus la vie. Le brouillard restera à jamais dans la contrée. Par ma faute ! »

Lou Ho se redresse, dépité, accablé. Il regarde tout autour de lui, mais ne voit que le brouillard. Le jeune serviteur baisse alors les yeux, en signe d’humilité envers les dieux. C’est soudain qu’il voit l’étui. Il est posé là, à ses pieds. Il semble attendre que son possesseur le reprenne. Il est précieux, gravé d’un dragon et d’un Taìjí tú, symbole du Yin et du Yang. Le cuir de yack Tibétain est lisse, aucune aspérité ne vient gâcher la finesse de l’artisanat. Pour Lou Ho, il symbolise Vi Han, et son histoire. Il rattache fermement l’étui à sa ceinture et repart dans sa quête.

Des flocons de neige recouvrent le paysage d’un linceul blanc. Vi Han a froid. Le vent est fort et s’amuse avec la tresse que le maître a au menton. Légère et blanchie par les années, cette barbe est tel un balancier marquant les secondes et sonnant les heures.
L’ascension est longue. A présent, on peut admirer une mer de brouillard dans laquelle flottent des îles dénudées. Maître Han est fasciné. Cette ambiance lui procure une sérénité et un calme intérieur. Son esprit se prépare à une étape, un passage vers l’ailleurs. C’est alors qu’il prend la parole et s’adresse à ses protecteurs :

« Puis-je prendre un instant pour prier ? Je sens en moi un besoin de recueillement. »

L’homme qui semble être le chef de la troupe accepte, mais lui demande de faire vite car le crépuscule approche. Vi Han s’assoit en tailleur sur un rocher en face de cette mer cotonneuse. Il prie. Quelques minutes après, le groupe repart. Il ne reste plus beaucoup de temps de marche.

Lou Ho arrive enfin aux portes de la cité. De hauts murs grisâtres le défient par leur prestance. Les gardes le laissent entrer dès qu’il les informe que le grand maître Vi Han Uh l’envoie. Il est surpris mais satisfait. Toute la ville s’offre à ses yeux maintenant. Mais le spectacle est décevant. On sent la tristesse et le malheur régner en maître entre ces murs. Les habitants ne sourient pas, il y en a même qui pleurent. Le serviteur se trouve devant ce qui semble être le palais. Il monte une à une les marches du gigantesque escalier. Les flambeaux sont éteints, le rouge, couleur impériale, est caché. Lou Ho entre après avoir expliqué la raison de sa venue aux gardes. Il est immédiatement conduit auprès de l’empereur.

Le voyage est terminé. Vi Han se trouve sur le « Sommet Passager ». La brume est montée jusqu’ici. Il est très difficile de voir à cause de ce voile blanc, mais le maître en est certain, un moine l’attend au loin. Il avance prudemment, les samouraïs restent en retrait derrière. Vi Han est maintenant en face du moine tibétain ; celui-ci est vêtu d’un drap rouge et or. Il a l’esprit paisible.

Lou Ho se trouve maintenant dans une immense salle. Les murs sont décorés de toiles aux dimensions vertigineuses. Les empereurs y sont représentés un à un, avec parfois leur famille. L’un d’entre eux lui semble familier, mais il n’y prête pas plus attention. Le jeune apprenti avance maintenant en direction de l’empereur. Il est impressionné, ému même.

Lou Ho s’incline devant lui et s’approche pour lui tendre le précieux étui. Ce dernier le remercie et ôte le capuchon noir en cuir. Il invite Lou Ho à s’assoir pour écouter la lecture de la lettre.

Le vent souffle. Le prêtre prépare la cérémonie. Il installe des torches, un long drap blanc sur le sol. Le tibétain sort de sa besace des fleurs séchées conservées dans un tissu de soie blanche. Elles sont rouges, roses, jaunes, violettes. Ces couleurs réchauffent les cœurs dans cet univers glacial. Vi Han sait que le prêtre va les faire brûler afin d’obtenir la « fumée sacrée ». Il connait ce rituel et y croit profondément.

Tout est prêt. Le moine se positionne à l’une des extrémités du drap, Vi Han se situe à l’autre. Le maître ferme les yeux.

L’empereur déroule le parchemin. Il reconnaît l’écriture si particulière de l’interlocuteur. L’encre de Chine brille sous la lumière des flambeaux. Il commence à lire, doucement :

« Mon cher fils,
Voilà des années que je me suis retiré dans les montagnes. Je m’en excuse. T’abandonner a été pour moi un terrible sacrifice. Mais tu es maintenant empereur. Empereur de Chine, du Tibet et des contrées thaïlandaises. A l’heure où je t’écris, ma vie touche à sa fin. »

Sur la montagne, le prêtre prend la parole :

« Nous voici maintenant, en cette heure grave, au somment de la Chine impériale, en « sage contrée des montagnes », lieu de paix et de recueil. Vi Han Uh, grand empereur de Chine, va aujourd’hui rejoindre le monde éternel, celui des dieux. »

Lou Ho écoute, stupéfait, ce qu’a rédigé son maître à l’intention de son fils :

« Je suis, au moment où tu me lis, au « Sommet Passager ». Je vais entrer dans le monde éternel. Je te confie l’Empire : il doit revivre. Le deuil est fini, la joie peut à nouveau emplir le cœur de chacun. Le brouillard doit s’en aller et laisser place au soleil. Le drame survenu à ta naissance qui nous a plongés dans la tristesse appartient désormais au monde du passé. »

Le soleil se couche sur l’étendue de brume. Une couleur orangée emplit maintenant le paysage. On ne perçoit aucun bruit, mise à part la voix douce du moine tibétain :

« Grand sage, vous avez atteint l’âge de trois cents lunes en ce jour, âge de raison pour quitter notre monde. Je m’adresse à présent à Shou-Hsing, dieu de la longévité et protecteur des personnes âgées. Veille sur Vi Han pendant son voyage et accorde-lui ta bienveillance. »

L’empereur continue de lire :

« La mort de ta mère m’a en effet plongé dans une tristesse infinie et un profond désarroi. Je vais maintenant la rejoindre, à l’âge de trois cent lunes. Il est temps pour moi de te quitter. Prends soin de ton peuple.

A toi, mon bien-aimé fils.

Vi Han Uh. »

Vi Han avance doucement sur le linceul blanc, pieds nus. Le moine dit ses dernières paroles :

« Il est temps pour toi de partir, Vi Han Uh. Au revoir. »

Le tibétain enflamme les « fleurs sacrées des Shân » et laisse échapper la fumée sur le vieux sage. Une masse blanche masque maintenant la silhouette du maître. Le temps s’arrête. Le moine retient son souffle. Puis, le vent souffle. La fumée disparait. Vi Han est parti, il a rejoint l’amour de sa vie, sa femme l’impératrice de Chine, dans l’autre monde.

Lou Ho est triste. Mais il sait que son maître est heureux, il est donc heureux avec lui, par la pensée.

Le soleil se couche et le paysage s’emplit d’obscurité.

Une nouvelle ère peut commencer.

* « Shān lǚxíng » signifie « Voyage de la montagne » en mandarin.