Esprit dans la brume

Nouvelle de Catherine TOUCHE, incipit 2, en terminale au lycée Émile Zola, Rennes (35)

20 juin 2012.
 

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.

Voilà, se dit-il, c’est maintenant …

Lou Ho n’a jamais couru aussi vite de sa vie. Ses sandales de paille touchent à peine le sol, la poussière se lève en haie d’honneur sur son passage. Sur la toile crayeuse de la falaise, il n’est plus qu’un éclair fugace vêtu d’étoffe bleue. Les fines gouttelettes de vapeur condensée lui couvrent le visage, alourdissent son habit, mais il ne ralentit pas ; l’avenir de son village en dépend. Sans doute ne pourra-t-il pas sauver son maître : les Hong viennent d’abord à la rencontre du plus sage, avant de piller la ville. Ils lui demanderont de collaborer pour leur futures stratégies guerrières. Il refusera, et sans doute le tueront-ils.

Le jeune apprenti secoue la tête pour chasser ces idées parasites de son esprit. Il reste encore une chance de sauver des femmes, des enfants … cette chance, c’est la lettre à l’empereur qu’il porte. Des falaises au palais du ciel, il y a deux jours. S’il ne ralentit pas. Et il est certain de ne pas ralentir.

Il sait quels pièges éviter : les montagnes lui sont compagnes et non prédatrices. Quand il longe les précipices vertigineux, quand il passe les gracieuses arches naturelles, il est chez lui. Non, le danger ne viendra certainement pas des montagnes. S’il vient, ce sera du brouillard.

Le rideau perlé est déjà tombé sur son village natal, étouffant tout bruit ; Lou Ho n’entend pas d’éventuels cris, sanglots ou échos de bataille. Peut-être est-il trop loin ? Il continue, en tout cas. Il suivra les dernières instructions de son maître : se dépêcher, ne pas s’arrêter, quoi qu’il arrive. Mais la brume est plus rapide que d’habitude, aujourd’hui. Elle dévale les falaises et engloutit les pins séculaires, fait disparaître les arrêtes escarpées des rochers vénérables. Méfie-toi du brouillard, surtout, ne cessait de lui répéter son maître. Cédant peu à peu à la panique, Lou Ho continue à courir, mais il se rend compte qu’il ne sait plus dans quelle direction. Ça ne lui est encore jamais arrivé. Il connait le chemin, pourtant ! Il le connaît par cœur ! Oui, mais son cœur, justement, s’est emballé ; il bat comme un tambour sans rythme, et lui martèle douloureusement la poitrine. Il a le réflexe stupide d’accélérer encore ; il s’essouffle, finit par trébucher sur un rocher hors de vue – il ne voit même plus sous ses pieds. Le jeune homme s’arrête, hagard et désespéré, la respiration anarchique. Le brouillard l’a perdu. Et maintenant, que faire ?

Soudain, son regard est attiré par une forme indécise qui se profile à l’horizon. Plus grise que la brume, mais grise aussi. Il croit que c’est un mirage, une de ces silhouettes fantômes que le brouillard façonne et envoie dans le monde des vivants. Une terreur sourde l’étreint à cette idée. Il se rappelle à l’ordre : un homme, qui plus est un futur sage gris, ne doit connaître aucune peur.

Cependant, la forme se précise. Lou Ho ne peut qu’attendre, tous ses sens en alerte, mais il ne se serait certainement pas attendu à ce qui apparaît devant lui.

La jeune fille est minuscule, un Hanfu gris perle noie son corps menu sous ses couches de soie. Les manches rondes de l’habit ont glissé, dévoilant des bras blancs et malingres, qui soutiennent une lourde charge : un panier ouvert, presque aussi grand qu’elle. Le couvercle est attaché dans son dos. La petite femme peine à avancer. Chaque pas semble lui coûter des efforts surhumains, si bien que Lou Ho ne se pose pas de questions sur ce qu’elle peut bien faire ici, seule. Très vite, la compassion remplace la crainte.

Si tu rencontres quelqu’un dans le brouillard, qui que ce soit, ne t’arrête pas. Si tu t’arrêtes, cette créature te tuera, comme elle a tué des dizaines d’hommes avant toi. Elle est envoyée par les morts qui n’ont pas eu de repos, c’est un esprit mauvais.

Mais il ne se souvient même pas des paroles de son maître. Ce qu’il voit, c’est une femme qui a besoin d’aide ; et qui peut lui en apporter. Elle s’approche de plus en plus, et arrive finalement face à lui. Il décide de l’aborder, mais elle le devance.

—Bonjour à toi, voyageur. Dis-moi, où vas-tu ?
—Bonjour à toi. Je vais au palais du ciel, répond-il par réflexe.

Il remarque alors un détail intriguant : du panier que porte l’inconnue, s’échappent de fines mais réelles chapes de vapeur blanche. La jeune fille pose sa charge avec un soupir déchirant. Enfin, Lou Ho voit son visage, et est de nouveau surpris : elle a les traits fins et lisses, mais les cheveux cendrés d’une vieillarde !

—Je n’en peux plus. Voilà des siècles que je cherche mon mulet. Cette stupide bestiole a dû finir au fond d’un ravin, marmonne-t-elle.
—Des siècles ?
—Au palais du ciel, alors, hm ?
—Je dois transmettre une lettre très urgente. Les Hong attaquent mon village, il faut que l’empereur intervienne …

Il s’interrompt tout d’un coup, voyant que la petite femme regarde ailleurs. Un doute le saisit. Il écarte légèrement le pied droit, tâtonne avec précaution … et rencontre bien vite le vide. Le chemin est trop étroit pour qu’ils puissent se croiser ; le panier géant ne passera certainement pas. Son étrange interlocutrice reprend, comme si elle a deviné ses pensées.

—Moi, je ne peux pas aller en sens inverse. J’ai fait trop de chemin pour reculer.
—Je viens de t’expliquer que le sort de mon village dépend de cette lettre ! se récrie Lou Ho.
—Ma charge est plus lourde que la tienne. Si tu ne veux pas me laisser passer, alors pousse-moi dans le vide, mais je ne reculerai pas.

Lou Ho songe sérieusement à cette hypothèse en voyant la mine butée de la petite femme, mais s’oblige à se calmer. Il ne va tout de même pas céder à des provocations aussi faciles. Il se force à réfléchir ; n’y a-t-il vraiment pas de moyen pour qu’ils continuent chacun dans leur direction ? Il doit vite se rendre à l’évidence. L’un des deux devra plonger dans le brouillard, ou bien … il fixe longtemps le panier, avant de se décider définitivement, la mort dans l’âme.

—Bien. Je vais porter ton panier dans la direction que tu voudras, jusqu’à ce que le sentier s’élargisse. Mais en échange, je veux que tu m’indiques précisément la route jusqu’au palais du ciel.
—Parfait, je connais un bon raccourci ! s’exclame la porteuse, ravie comme une enfant.

En soulevant le panier, Lou Ho est surpris par sa légèreté : il a l’impression que le récipient ne contient que … de l’air. À voir les efforts de l’inconnue, il aurait pourtant pensé que le porter était une torture.

Ils se remettent donc en marche, le jeune homme devant, la petite femme le suivant par sautillements joyeux ; elle n’a plus l’air fatiguée le moins du monde, et ne se prive pas de commentaires enflammés sur la beauté du paysage. Lou Ho se contente de serrer les dents : non seulement il n’a pas la tête à ça, mais surtout, il n’y a pas de paysage. Tout est devenu blanc, un blanc tirant sur le grisâtre.

À dire vrai, depuis qu’il marche avec elle, il a l’impression que toute la nature s’est fondue en une masse de coton ; et qu’au milieu de ce flou irréel, la porteuse le dirige comme une voix anonyme guidant un funambule. Cette constatation l’effraie autant qu’elle le fascine, mais il prend soin de se taire.

Enfin, alors qu’il croit être allé assez loin pour avoir dépassé son village, la jeune fille lui demande de s’arrêter. Il lâche le panier avec reconnaissance : ses bras commencent à souffrir de crampes. Il a beau plisser les paupières, il ne voit pas où ils se trouvent. Une furieuse envie de tâtonner le saisit, mais il sait que c’est un comportement à risques. Il jette un œil à son accompagnatrice ; celle-ci le contourne joyeusement pour aller récupérer son panier. Lou Ho ne peut retenir un soupir de soulagement : le sentier est donc assez large, désormais. Inconsciemment, sa main serre l’étui de cuir. Il a perdu assez de temps.

—Je t’ai aidée. Maintenant, tiens ta promesse : comment dois-je me rendre au palais du ciel ?

Un long silence accompagne sa question. Après ce qui lui paraît une éternité, la voix fluette s’élève de nouveau ; mais il lui trouve quelque chose de changé. Le timbre est plus doux, et surtout, la mélodie des phrases s’estompe … on dirait que la porteuse s’éloigne. Pourtant, il la voit toujours, devant lui, ses yeux brillant dans la semi-pénombre.

—En effet, tu m’as beaucoup aidée, Lou Ho. Merci. Les hommes qui m’ont rencontrée avant toi sur ce même chemin ont voulu m’écarter de force, et je les ai entraînés avec moi. Ils se sont tous brisé le cou au fond du précipice. Mais tu as su mettre de côté le péril qui guettait ton village. Tu as eu la patience de me porter secours.

Sur ce, la porteuse tire sur les fines bandes de tissu colorées qui maintiennent le couvercle sur son dos, et dans un geste lent, referme le panier.

L’apprenti, encore occupé à comprendre comment elle peut connaître son nom, et à digérer le reste de ses révélations, ne remarque pas le net changement qui se produit autour de lui. Quand il relève la tête, il réalise soudainement que le manteau pesant s’effiloche. Ce n’est d’abord qu’une impression, mais elle se vérifie vite : le brouillard s’en va. Médusé, Lou Ho aperçoit de nouveau des cimes d’arbres, le sol sous ses pieds. Il voit le monde rendu au vivant, et dans sa joie, il entend encore la petite femme.

—Sache, puisque tu as fait preuve de bienveillance : aujourd’hui sur ce sentier, tu as aidé Wou, esprit de la brume. Vois donc ! J’ai tenu ma promesse.

Lou Ho se tourne aussitôt vers l’endroit où la petite porteuse s’est tenue il y a de cela une minute. Les dernières onces perlées disparaissent telle une poussière de nacre ; mais du panier et de sa propriétaire, il n’y a plus trace.

Le jeune apprenti contemple alors le paysage réapparu, et n’en revient pas … face à lui, resplendissant d’or et de jade, étincèle le palais du ciel. Et ce n’est pas le plus ébahissant : il est parti à l’aube, et dans le ciel d’azur, le soleil n’est même pas encore à son zénith.