La danse des mots perdus

Nouvelle de Nathan LÉVÊQUE, incipit 2, en 2nde au lycée Valin, La Rochelle (17)

21 avril 2012.
 

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.
Voilà, se dit-il, c’est maintenant… Alors le vieil homme se dirige vers le balcon de son habitation et contemple cet univers jadis si paisible, qui s’émiette dans le vent du changement. Ses yeux se posent sur les hommes qui portent les bagages, les femmes qui se chargent des nourrissons, et les enfants, qui transportent derrière eux leurs jouets les plus précieux. Tous ces gens qu’il connaît comme s’ils étaient ses propres enfants partent, en laissant derrière eux un voile de solitude. Le sage ferme les yeux, emplissant son âme d’une profonde sérénité tandis que la porte vole en éclat.

A tout le peuple de la Chine, et à tous ceux qui, des lèvres de mon messager, écouteront cette lettre …

Lou Ho arrive très vite au bout de son chemin, une grotte aujourd’hui condamnée. Il escalade les planches, se souvenant de son enfance, alors qu’il s’enfuyait, pour échapper aux leçons de Grand-Père. Sa tunique se prend dans un clou, ce qui lui fait perdre quelques secondes précieuses. Mais il gravit les derniers mètres avec assurance, et à la force des bras, se hisse sur le sommet des hautes falaises de son insolite village. Ses yeux se perdent dans le brouillard naissant … Et il se rappelle le matin même …

A tous ceux qui luttent, chaque jour, pour se préserver du froid, de la faim, de la guerre et de la mort. A tout ceux qui, encore vivants, écoutent le vent souffler, et voient le soleil se lever. Sachez que cette lettre, au moins je l’espère, saura vous apporter un peu de réconfort, dans ce monde si triste, et peut-être éclairer notre chemin.

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing.
Lou Ho se lève adresse un regard à son maître, et ouvre la porte. Un soldat s’écrase à ses pieds, geignant comme un enfant. Amène-le. Lou Ho obéit au vieil homme. Le soldat s’agite, la tête posée sur les genoux du vieux sage, et il laisse couler un flot de paroles inaudibles. Chuuut, l’apaise son hôte. Il lui pose une main sur le front et l’homme se détend, parlant de façon plus distincte. Là-bas. La Frontière. Le froid, la faim, la maladie, et l’Ennemi. Ce sont les seuls mots que Lou Ho retient, mais ils bousculent le cours de sa vie. Le soldat, lui, sourit, et contemple le soleil qui, de la douce lumière de son lever, éclaire la pièce.

Il sera dur de trouver en vous, le feu qui vous sera nécessaire. Il sera dur de ne pas glisser sur l’incertitude de cette route, ardu de ne pas trébucher sur les obstacles que vous rencontrerez.

Cette fois-ci, c’est le coucher du soleil qui inonde le ciel d’un orange enflammé. Lou Ho voit son ombre qui se découpe sur la terre mouillée et ses pas se font hésitants sur cette surface bien glissante ... Vient alors s’ajouter un morceau de tissu…
Le garçon de la septième habitation, le dimanche précédent, lors d’une balade en famille, jouait à chat avec sa grande sœur, et riait dans le vent. Soudain, il a glissé et son pantalon s’est déchiré sur un caillou pointu, puis on a entendu ses pleurs, qui déferlaient dans la vallée …
Lou Ho glisse sur ce morceau de tissu et s’étale de tout son long …

Mais il faut savoir une chose. Il suffit d’y croire, et d’oublier ce que vous laissez derrière vous, pour ne regarder que ce qu’il y a devant. Il suffit de se relever, même si cela paraît difficile, de s’épousseter et de repartir, vers un monde de lumière.

Ce que Lou Ho fait … il repart deux fois plus vite fixant son regard bleuté à travers la brume qui s’installe tranquillement jusqu’à l’eau salée qui s’agite, au bout de son chemin …
Le vieil homme ne lâche plus des yeux le brouillard, qui cache à ses yeux l’océan, là où les embarcadères attendent. Derrière lui, les hommes grognent et se mettent à lui hurler dessus. Il se retourne, et pose son regard inexpressif sur ses ennemis qui le toisent sous leurs grands manteaux. Encore quelques instants, il faut les retenir … pense-t-il, voyant dans sa tête les fugitifs mais aussi leurs enfants pour qui cette aventure n’est qu’un déménagement …

N’espérez pas le trouver au premier virage venu, car la route sera longue, les pierres, qui vous feront tomber, seront nombreuses, et la poussière, qui vous aveuglera, est épaisse, sur la route du bien-être.

Lou Ho se rapproche de son but, il voit les familles qui atteignent le rivage, les enfants qui courent dans le sable, et les oiseaux, qui planent dans une innocence sans pareille… Dans une légère brise, on voit les larmes du jeune homme, qui se perdent dans l’espace. Leur légèreté cristalline se heurte à l’épaisseur du brouillard… Elles sont messagères de bien plus que les mots d’une lettre. Elles portent en elles l’espoir d’un nouveau monde, d’un bonheur intouchable, et le sentiment de perte qui ronge chacun de nous à un moment de nos vies. Lou Ho sent que les évènements lui échappent, il a l’impression de ne plus être maître de lui-même, et qu’il est en train de laisser filer la vie d’un être cher entre ces doigts, comme … comme le sable avec lequel il s’amusait, tout petit, lorsqu’un vieil homme s’est approché de lui, pour le prendre dans ses bras : lui, petit garçon de l’eau, perdu sur une plage de sable blanc … Ce vieil homme l’a adopté, sans se poser de question, mais le terme Grand-père s’est imposé de lui-même… Plus que quelques mètres …

Mais ouvrez un peu les yeux ! Croyez vous que ce que nous avons construit, avec dureté et labeur servira à vous épanouir ? Croyez-vous que ce monde là est fait pour durer ? Croyez-vous par-dessus tout, que la haine est synonyme de sureté ?

Le vieil homme, derrière un masque serein, et une attitude d’un calme inébranlable, tremble. Il tremble devant ces colosses qui lui prendront son dernier souffle, il tremble de voir ce qui se cache derrière le voile de la mort, il tremble pour Lou Ho qui, là-bas, court. « Messieurs, bienvenue. »

On pense que la race humaine est forte, supérieure ou intelligente … Mais pouvez-vous croire en cette absurdité ? Pouvez-vous croire que notre race est faite pour durer ? L’Humain est faible, bien plus qu’il ne le laisse entendre. Parce que l’Humain connaît un prédateur bien plus puissant que tout autre dans le règne animal ou végétal. L’Humain est sujet aux sentiments les plus durs qui soient. Il connaît l’amour, et celui-ci mène à la haine. L’Humain connaît les chemins de la détermination, du désir de pouvoir, et de la souffrance. Il connaît la perte, le chagrin et la douleur, une palette d’émotions qui ont su le détruire au fil des années. L’Humain sème la terreur dans vos cœurs.

Lou Ho avance, progresse, se rapproche et voit au loin une lueur d’espoir, derrière la ligne d’horizon où le soleil disparaît. Le bruit d’un galet qui glisse dans le vide le fait sursauter et il s’écarte du bord. La voisine de la quatrième habitation, artiste en tous genres, ramassait ses galets le jeudi précédent, alors qu’elle se penchait, l’une des pierres glissa de ses poches pleines …
Un oiseau, bien près des falaises pousse un cri alors qu’un pot de fleurs le manque de près.
Le matin même, dans la précipitation, la vieille femme de la treizième se levait. Elle avait posé son verre d’eau juste deux centimètres plus loin que d’habitude, ses doigts avaient effleuré, oui juste effleuré le pot, mais assez pour le pousser un peu, le mettant dangereusement en équilibre au dessus du vide.
A l’instant où Lou Ho faisait tomber le galet, un chat s’enfuyait, sentant le danger rôder, et a sursauté en entendant le galet se briser une centaine de mètres en dessous. Il a fait tomber le pot, accident qui a alerté l’oiseau.
Celui-ci crie.
Ce cri se répercute dans tout le village fantôme, et le jeune homme prend peur de nouveau, s’éloignant à nouveau du bord.

Je ne veux pas vous donner d’ordre, ou insulter notre espèce… Je souhaite juste faire résonner, en vous, une bien triste vérité. Je souhaite juste vous faire comprendre qu’il ne sert de chercher le bonheur dans un monde comme le nôtre. Laissez-le venir à vous. Laissez-le vous atteindre et s’emparer de votre âme. Profitez d’un lever de soleil sur la vallée. Sentez l’herbe qui pousse sous vos pieds. Respirez l’air pur d’une matinée mouillée de rosée. Baignez-vous vous dans une source d’eau chaude, et buvez la vie à pleines gorgées. Laissez la nature vivre en harmonie, et adaptez vous à elle. Si l’Humain a su se développer, alors il pourra changer, pour permettre à nos générations futures de connaître ce que nous avons connu.

Lou Ho n’a plus que quelques mètres à franchir. Il court, espérant sauver sa vie, son destin, et peut-être celui de la Chine entière … C’est le seul moyen, le seul moyen car sinon, il viendra un jour où il sera trop tard. Peut-être que ces mots n’atteindront pas tout le monde, ceci n’empêchera pas l’Humain de désirer le progrès, mais peut-être … peut-être que ce texte finira par devenir un symbole que chacun respectera …
Il court, le vent dans le visage, son souffle dans son cou, et ses murmures au creux des oreilles. Il respire la vie, en profite, la mord à pleine dents, s’y accrochant fermement, et ses pieds, messagers de son ardeur, foulent le sol à la recherche de la route d’un bel avenir … En vain. Son pied droit se prend dans un morceau de bois égaré là par un enfant, souhaitant construire un radeau.
Si celui-ci l’avait perdu un instant plutôt, ou si le matin de son départ il n’avait pas laissé filer deux précieuses minutes à récupérer un rouleau de ficelle tombé sous un meuble, le bout de bois ne serait pas tombé à cet endroit précis.
Si la femme de la quatrième n’avait pas perdu un galet en en ramassant un autre, il n’aurait pas été là …
Mais si le pantalon de Lou Ho ne s’était pas déchiré sur un clou, comme celui du garçon de la septième habitation le dernier dimanche sur un caillou pointu, Lou Ho n’aurait pas perdu du temps et n’aurait peut-être pas glissé, sur ce tissu déchiré … Alors il ne se serait peut-être pas retrouvé sur la trajectoire de cette pierre et celle-ci n’aurait pas effrayé un chat …
Si la vieille femme du treizième avait placé son verre d’eau à la même place que d’habitude, alors ce chat n’aurait pas fait tomber le pot de fleur et l’oiseau n’aurait pas crié de sursaut …
Si cela n’était pas arrivé, alors Lou Ho ne se serait pas décalé, que ce soit de quelques centimètres. Et si l’enfant n’avait pas perdu son rouleau de ficelle sous son lit, ce bout de bois ne serait pas venu se mettre sur son chemin …
Il aurait suffi qu’un seul de ses gestes n’arrive pas, et le sort de Lou Ho en aurait été changé. Mais c’est ce croisement d’évènements qui scella son destin. Pendant sa chute vers le sol, il sent ses larmes sécher sur ses joues. Etrangement, Lou Ho est paisible et ne cherche pas à se relever. Il sent l’herbe entre ses orteils, et le parfum de la terre qui emplit ses narines. Et alors qu’il ferme les yeux, il entend un bruit, comme symbole de la fin, tel l’ultime son d’une mélodie déjantée, et au même moment, le soleil disparaît derrière la mer.

Ce n’est que la lettre d’un vieil homme qui souhaite changer le monde.

Au même instant à l’autre bout du village, un vieil homme recule vers le balcon et un sourire naît sur son visage. Les Ennemis se rapprochent de lui, souriant à leur tour. Les pas résonnent dans le vide des lieux et se perdent dans son immensité. Grand-père se rapproche du bord. Et il voit au loin un homme qui déclenche la fin. Il voit un éclat dans cette sombre soirée, une étincelle, et une langue de feu, qui part à l’assaut d’un chemin de poudre. Alors il bascule. Et tandis qu’il tombe, la vallée se perd dans le noir. Au-dessus de lui, les Huns s’agitent, paniqués d’avoir perdu l’homme, qui détenait les secrets de l’Empereur de Chine, et de son palais, paniqués à l’idée d’avoir laissé filer l’ancien premier conseiller de ce souverain. Et puis Lumière. Le bruit final. Et enfin ténèbres …
Lou Ho entend le feu qui crépite et voit les falaises qui commencent à se perdre, à partir en miette tandis que les langues de feu, lancées à l’assaut de la poudre, continuent leur route, sûres d’elles, et enflamment les lieux, les habitations, et les fondations de bois, qui soutiennent tout. Il ne faut que quelques secondes, avant que la première habitation, à quelques pas en dessous de lui, ne parte en fumée, l’entraînant dans le ciel tandis que la pierre s’écroule sur un monde qui brûle. Et Lou Ho, dans son ultime souffle, voit l’étui qui s’ouvre, et la lettre qui se recroqueville sous l’effet de la chaleur, des bouts de papier se répandant dans le vent …

Ce ne sont que de simples mots, inscrits sur ce papier, qui voleront jusqu’à vous et qui je l’espère, sauront vous toucher.

Petits bouts de feu, qui flottent docilement, glissent sur les doux bras de la brise, virevoltent dans l’obscurité, et tels des étoiles qu’on aurait arrachées à leur toile, brillent de moins en moins puissamment dans la nuit qui s’impose. Semblant déplacée, par rapport à cette lente danse, une musique effrayante de la pierre qui se brise résonne dans la vallée, que l’écho à son tour gronde, en reflet à ce monde qui s’effondre.

Des règles, des restrictions et des interdits, qu’importe tout cela, je souhaite juste que ces mots se transmettent de parent en enfant, et qu’ils soient pour la Chine un serment sacré qui voyagera de pays en pays et d’esprit en esprit, pour connaître l’éternité …

Les mots se perdent, inaccessibles, et s’en vont à l’assaut d’un monde inconnu … Le peuple Chinois ne connaîtra jamais, l’appel d’un sage conseiller, qui s’est sacrifié pour son peuple.