Pour une littérature-monde en français, Acte II

5 mai 2016.

Du manifeste Pour une littérature-aventureuse à l’idée de « Littérature-monde » : à Étonnants Voyageurs, la nécessité de dire le monde, et le refus d’une littérature nombriliste, formaliste, qui n’aurait d’autre objet qu’elle même. Pour en finir une bonne fois avec les prétentions des avants-gardes et le poids des idéologies.

 

16 mars 2007. À la une du Monde des Livres, quarante quatre écrivains revendiquent l’avènement d’une littérature « libérée de son pacte exclusif avec la nation. ». Près de vingt ans après la première édition du festival, l’idée d’une littérature voyageuse a fait son chemin parmi les auteurs qui se rencontrent chaque année à Saint-Malo ou lors des événements à l’étranger - notamment à Bamako – et le manifeste intitulé « pour une Littérature-Monde » vient entériner l’essor de cette autre vision littéraire.

Depuis ses débuts, la particularité du festival des Etonnants Voyageurs est de ne pas se cantonner à un genre, ni d’être généraliste, mais de répondre à une idée, devenue mouvement littéraire : la nécessité de dire le monde, et le refus d’une littérature nombriliste, formaliste, qui n’aurait d’autre objet qu’elle même. Pour en finir une bonne fois avec les prétentions des avants-gardes et le poids des idéologies.

Les fondateurs du festival sont portés par cette conviction qu’un nouveau monde est en train de naître, sans plus de cartes ni de repères et qu’il appartient de nouveau aux artistes, aux créateurs, aux écrivains de nous le donner à voir, d’en restituer la parole vive et cela sans considération de genres, roman, récit de voyages, B.D., science-fiction, poésie, roman noir : "le rendez-vous des petits enfants de Stevenson et de Conrad". De même que la revue Gulliver, le festival de 1990 revendique ce retour des histoires fortes et belles et des aventures qui ont le pouvoir de nous faire rêver...

« La route de la soie, la piste de l’encens, les caravanes du sel dans le vent du désert - nous rêvons d’aventure, de saut dans l’inconnu, de la griserie de ce que serait une « première fois », et nous n’en finissons pas de mettre nos pas dans les pas de ceux qui nous ont précédés, aventuriers, nomades, ou géographes. »
(édito de la première édition)

Dès 1992, une douzaine d’écrivains proches du festival – parmi lesquels Nicolas Bouvier, Alain Borer, Jacques Lacarrière, Jacques Meunier, Gilles Lapouge, Michel Lebris, Kenneth White – signent un manifeste, aux éditions Complexe : « Pour une littérature voyageuse. »

Retrouver les chemins du monde inclue également de sortir du carcan asphyxiant du cercle littéraire français de l’époque. Quatorze ans plus tard, cette nouvelle vision de la littérature a fait son chemin. En 2006, lors du festival de Bamako, quelques auteurs, dont Michel Lebris, Abdourahman Waberi, Alain Mabanckou et Jean Rouaud imaginent le manifeste de la « littérature-monde en français » : « Cela suivait une année de la francophonie, raconte Michel Lebris, où nous avions encore vu fonctionner ce schéma de la France dispensant ses lumières sur l’espace francophone comme si c’était ce qui restait de l’espace colonial. Mais nous disions : le français et sa littérature n’ont de chances de survie que s’ils intègrent l’idée qu’il ne s’agit pas de rêver d’une structure pyramidale où l’on se trouverait au sommet et seuls détenteurs du savoir, mais d’imaginer un vaste espace où tous serait sur un pied d’égalité. »

Alain Mabanckou et Jean Rouaud lors du festival de Bamako en 2006
Pour tirer un trait sur le mot « francophone » et ses connotations coloniales, quarante quatre écrivains signent le manifeste publié dans les colonnes du Monde, refusant ainsi d’être désormais relégués en marge d’un centre parisien depuis lequel était supposée rayonner une littérature « franco-française » et annonçant « l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale. » Dans le même temps, ils revendiquent un retour du monde et du sujet, c’est à dire de l’histoire.

« Le centre, nous disent-ils, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. (…) Le monde revient. Et c’est la meilleure des nouvelles. »
(Manifeste "Pour une littérature-monde en français")

La littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache à dire le monde, à l’inventer, à lui donner un visage, un langage, quand elle établit avec lui un rapport d’incandescence. Sans doute ces télescopages de cultures, ces métissages parfois, ces hybridations sont-elles rarement une partie de plaisir, s’accompagnent de bien des douleurs - mais n’est-ce pas précisément la fonction de la littérature que de faire œuvre de ce chaos, de le mettre en forme, de le nommer, et du même coup de le rendre habitable ? Si tel est le cas, elle n’a jamais été aussi nécessaire. (Michel Lebris, « l’émergence d’une littérature-monde »)

Le manifeste de mars 2007 est suivi de la publication d’un essai collectif, en mai, aux éditions Gallimard, sous la direction de Michel Lebris et de Jean Rouaud, intitulé « Pour une littérature-monde en français », ainsi que de la Convention de Saint-Malo, dans le cadre du festival.

La publication du manifeste aura été comme un coup de tonnerre dans le monde littéraire. Et a suscité une foule de réactions. En France comme à l’étranger, il continue aujourd’hui de faire réagir le monde des lettres qui semble accueillir avec beaucoup d’intérêt cette autre vision de la littérature en français. Il a généré à ce jour de nombreux colloques internationaux (organisés au Danemark, en Algérie, en Floride...) la parution d’une dizaine d’ouvrages, a mobilisé 600 universitaires et essème encore dans les départements de Lettres, de part le monde. Comme un vent nouveau et salutaire qui viendrait dégager l’horizon de la création et des études pour les années à venir.

"La littérature-monde ? Deux mots, à priori compréhensibles : "littérature" et "monde". Avec, entre eux, un trait d’union qui est l’espace même de l’oeuvre, à inventer par chaque auteur."

Michel Lebris