Huit écrivains africains racontent l’Afrique qui vient dans Le Monde

10 décembre 2010.
 

Mais qui pouvait mieux raconter l’Afrique qui vient que les écrivains francophones ayant participé au festival Etonnants Voyageurs de Bamako ? Le Monde a demandé des textes à huit d’entre eux. Les voici dans leur intégralité.

Avant de donner la parole à huit auteurs africains, l’envoyé spécial à Bamako par Le Monde, Frédéric Joignot, raconte le festival, ses enjeux, ses moments forts, ses rencontres, mais nous parle aussi du présent, de l’avenir du continent et de l’émergence d’un nouveau monde au cœur des grandes cités…

Frédéric Joignot :

"Tu commandes un poulet zoum zoum (à la sauce tomate), plutôt un poulet bicyclette (maigre et musclé), ou un poulet télévision (grillant dans un étal de verre)." Ramsès, un des rappeurs fameux de Bamako, une armoire en jeans XL, barbiche taillée en pointe, brillants aux oreilles, chaînes d’argent battant sa poitrine, cherche des expressions afro-françaises savoureuses. Un poulet aura suffi pour montrer combien on bouscule le français ici, au Mali, autant que dans Mémoires de porc-épic (Seuil, 2006), du Congolais Alain Mabanckou.

Il faut encore entendre Ramsès rapper le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy avec son compère le slameur Amkoullel, la colère et l’ironie qu’ils mettent en scandant : "L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire… Il ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles." Un tel déni fait enrager quand, comme Amkoullel, on est le petit-neveu d’Amadou Hampâté Bâ, le grand romancier et ethnologue malien qui a écrit la saga millénaire de l’empire peul.

Ramsès et Amkoullel étaient invités au huitième festival Etonnants Voyageurs de Bamako, du 22 au 28 novembre, une manifestation qui a révélé aux journalistes la nouvelle génération des écrivains africains francophones… Libar Fofana, Alain Mabanckou, Léonora Miano, Patrice Nganang, Véronique Tadjo, Abdourahman Waberi pour les plus connus.

COMBATS LITTÉRAIRES

Aprement débattu dans les conférences publiques du festival, essaimé dans plusieurs hauts lieux de la terriblement polluée capitale malienne (le Musée national, le Centre culturel français, le Palais de la culture), le thème de cette édition a été l’Afrique sous le signe du 50e anniversaire des indépendances. Il faut avoir entendu Christiane Yandé Diop, la directrice aux tempes blanches et à la pugnacité indestructible des éditions Présence africaine - et de la fameuse librairie du même nom à Paris -, raconter combien elle et son mari, Alioune Diop, ont dû se battre pour publier, dès les années 1950, les grands auteurs africains ou antillais d’alors, Mongo Beti, Aimé Césaire, Jacques Rabemananjara, Bernard Dadié, Léopold Sédar Senghor, Cheikh Anta Diop et beaucoup d’autres. L’indépendance africaine s’est aussi conquise à travers ces combats littéraires et intellectuels, à une époque où, déjà, le pouvoir français reniait l’histoire des colonisés.

La confiscation des mouvements d’indépendance par des leaders omnipotents et corrompus, le pouvoir occulte de la Françafrique, la sanglante guerre du Rwanda, la découverte par les Africains eux-mêmes qu’ils ne sont pas seulement des victimes de la colonisation mais qu’ils peuvent s’autodétruire, tout cela aussi fut débattu, passionnément, douloureusement, par les écrivains invités et des jeunes Maliens, lycéens, étudiants, intellectuels, venus en nombre remplir les salles du festival.

Une actualité lourde faisait toile de fond à toutes ces discussions : l’imminente élection présidentielle en Côte d’Ivoire, opposant l’insubmersible Laurent Gbagbo et l’ancien premier ministre Alassane Ouattara. Un scrutin important pour l’avenir de l’Afrique de l’Ouest, ce que nul n’ignore au Mali. Allait-il se dérouler sans violence, sans intimidations, sans fraude ? Le vote populaire pourrait-il mettre fin à la violence politique qui déchire la Côte d’Ivoire depuis 2002 ? Les partisans de chacun des deux partis en lice accepteront-ils les résultats des urnes - "autrement dit, la démocratie est-elle possible dans mon pays ?", demandait l’écrivain Véronique Tadjo ? A l’approche du deuxième tour du scrutin, le 28 novembre, ces questions inquiètes revenaient, chaque heure, chaque jour, au festival, mais aussi dans tout Bamako, où vit une importante diaspora ivoirienne.

Deux exemples parmi d’autres de cette tension. Nous sommes dans un "maquis" (un restaurant-bar dansant) à trois kilomètres du centre ville, le long du "goudron", une des autoroutes irrespirables filant vers Bamako. Sous deux arbres poussiéreux, deux jeunes Ivoiriennes, un papillon de tissu bariolé noué sur la tête, préparent bananes poêlées, manioc à l’étouffée et brochettes de poulet. Elles écoutent les actualités à la radio.

Autour d’elles, quatre jeunes Maliens et Ivoiriens piochent dans une assiette de manioc assaisonné. L’un, baskets montantes, tee-shirt glitter, MP3 à l’oreille, 25 ans, a dû quitter Abidjan en catastrophe en 2005. Il s’est fait arrêter un soir par la police, a protesté, a aussitôt été déclaré "rebelle", battu, menacé. Il a préféré partir pour Bamako, où il survit tant bien que mal en faisant le DJ dans les maquis. "On est plus libre ici, dit-il, ce n’est pas la guerre larvée comme là-bas." La cuisinière, elle, a quitté Yamoussoukro, la deuxième ville de Côte d’Ivoire. Elle craint que la violence éclate après l’élection, surtout si les résultats sont serrés. Pour les jeunes Maliens attablés, la grave crise politique et économique ivoirienne est une calamité. Des grands frères, des cousins allaient régulièrement à Abidjan pour tenter de gagner de l’argent, tant la Côte d’Ivoire a toujours été considérée ici comme le grand frère à succès du Mali.

Même tension dans le lobby de l’hôtel 3-étoiles où je suis descendu. Une dizaine d’employés maliens font cercle autour d’une télévision, très attentifs au journal télévisé. Ils viennent d’apprendre que deux militants d’Alassane Ouattara ont été tués à Daloa, au centre de la Côte d’Ivoire. "Qu’est-ce qui se passe en Afrique ?, se lamente le caissier de l’hôtel. Nous sommes incapables de nous gouverner ? Nous ne pouvons pas arriver à tenir des élections calmes ? Je suis triste, si vous saviez ! " Ses collègues tiennent des propos tout aussi désolés, d’autant que, jusqu’ici, la campagne électorale s’était déroulée dans le calme, et qu’au premier tour, le 31 octobre, 83% des Ivoiriens avaient voté. Une score historique.

"AFRICA IS THE FUTURE"

Au Festival Etonnants Voyageurs, écrivains et étudiants ont beaucoup discuté de la Côte d’Ivoire, des drames de la démocratie africaine et des dirigeants autoritaires qui s’accrochent au pouvoir. Alain Mabanckou n’a pas de mots assez durs pour qualifier ces derniers - lire son texte "Les Soleils de ces indépendances". Le Béninois Florent Couao-Zotti, l’auteur de Si la cour du mouton est sale, ce n’est pas au cochon de le dire (Le Serpent à Plumes, 202 p., 16 €), préfère les railler avec un humour qu’il a aiguisé dans le journal satirique Le Canard du golfe : "Pour huiler les rouages du système, écrit-il dans son blog L’Atelier-café, et lui permettre de se perpétuer, on ’arrose à grande eau’. La prébende devient institutionnelle. Pas alors étonnant que les organes de contrôle ne deviennent, en fin de compte, que des institutions cosmétiques. Le peuple, pendant ce temps, continue de trimer."

Mais c’est de l’avenir de l’Afrique qu’ils préfèrent tous parler, et de pourquoi ils se sont retrouvés à Bamako. Cette année n’a-t-elle pas été déclarée "L’année de l’Afrique" quand l’Afrique du Sud accueillait la Coupe du monde de football et que plusieurs pays fêtaient le cinquantenaire des indépendances ?

"Africa is the future" : l’écrivaine camerounaise Leonora Miano portait fièrement un tee-shirt avec ce slogan le troisième jour du festival, et plusieurs conférences-débats ont tourné autour de ce futur. Où se jouera-t-il sinon dans les grandes capitales francophones en voie de mondialisation, Abidjan, Bamako, Dakar, Douala, Kinshasa, "ces villes monstrueuses, hybrides, tentaculaires, métissées, multiculturelles, créolisées", comme l’écrivent Moussa Konaté et Michel Le Bris, codirecteurs d’Etonnants Voyageurs à Bamako dans leur texte d’appel aux écrivains ?

Ces villes qui, déjà, grâce au brassage d’Internet, à la multiplication des supports de communication, à travers la mondialisation des économies et l’émergence d’un monde multipolaire où chacun sait qu’un jour l’Afrique trouvera sa place, commencent à se faire entendre - et à montrer leurs talents. Comme le dit Amkoullel, le slameur star de Bamako : "Grâce à Internet, tout le monde existe, même l’Afrique et les pauvres Africains, affamés, sous dictature ou autre malédiction divine. ’Je suis vu, donc je suis.’ Maintenant, l’Afrique a la possibilité de raconter son histoire avec ses mots, et de se montrer comme elle se voit ou souhaiterait être vue."

Mais qui pouvait mieux raconter l’Afrique qui vient que les écrivains francophones ayant participé au festival Etonnants Voyageurs de Bamako ? Nous avons demandé des textes à huit d’entre eux. Les voici dans leur intégralité. Cinq ont été publiés en même temps dans Le Monde Magazine du 4 décembre, disponible dans les kiosques ce week-end.

Frédéric Joignot