Dany Laferrière : "On faisait corps avec la terre"

22 janvier 2010.
 

Article publié dans Le NouvelObs.com

1. La minute
Tout cela a duré à peine une minute, mais on avait huit à dix secondes pour prendre une décision. Quitter l’endroit où l’on se trouvait ou rester. Très rares sont ceux qui avaient fait un bon départ. Même les plus vifs ont perdu trois ou quatre précieuses secondes avant de comprendre ce qui se passait. Haïti a l’habitude des coups d’État et des cyclones, mais pas des tremblements de terre. Le cyclone est bien annoncé. Un coup d’État arrive précédé d’un nuage de rumeurs. J’étais dans le restaurant de l’hôtel avec des amis (l’éditeur Rodney Saint-Eloi et le critique Thomas Spear). Thomas Spear a perdu trois secondes parce qu’il voulait terminer sa bière. On ne réagit pas tous de la même manière. De toute façon personne ne peut prévoir où la mort l’attend. On s’est tous les trois retrouvés, à plat ventre, au centre de la cour. Sous les arbres.

2. Le carnet noir
En voyage, je garde sur moi toujours deux choses : mon passeport (dans une pochette accrochée à mon cou) et un calepin noir où je note généralement tout ce qui traverse mon champ de vision ou qui me passe par l’esprit. Pendant que j’étais par terre, je pensais aux films de catastrophe, me demandant si la terre allait s’ouvrir et nous engloutir tous. C’était la terreur de mon enfance.

3. Le silence
Je m’attendais à entendre des cris, des hurlements. Rien. Un silence assourdissant. On dit en Haïti que tant qu’on n’a pas hurlé, il n’y a pas de mort. Quelqu’un a crié que ce n’était pas prudent de rester sous les arbres. On s’est alors réfugié sur le terrain de tennis de l’hôtel. En fait, c’était faux, car pas une fleur n’a bougé malgré les 43 secousses sismiques. J’entends encore ce silence.

4. Les projectiles
Même à 7.3 sur l’échelle de Richter, ce n’est pas si terrible. On peut encore courir. C’est le béton qui a tué. Les gens ont fait une orgie de béton ces 50 dernières années. De petites forteresses. Les maisons en bois et en tôle, plus souples ont résisté. Dans les chambres d’hôtel souvent exigües, l’ennemi, c’était le téléviseur. On se met toujours en face de lui. Il a foncé droit sur nous. Beaucoup de gens l’ont reçu à la tête.

5. La nuit
La plupart des gens de Port-au-Prince ont dormi cette nuit-là à la belle étoile. Je crois que c’est la première fois que c’est arrivé. Le dernier tremblement de terre d’une telle ampleur remonte à près de 200 ans. Les nuits précédentes étaient assez froides. Celle-là, chaude et étoilée. Comme on était couché par terre, on a pu sentir chaque tressaillement du sol au plus profond de soi. On faisait corps avec la terre. Je pissais dans les bois quand mes jambes se sont mises à trembler. J’ai eu l’impression que c’était la terre qui tremblait.

6. Le temps
Je ne savais pas que soixante secondes pouvaient durer aussi longtemps. Et qu’une nuit pouvait n’avoir plus de fin. Plus de radio, les antennes étant cassées. Plus de télé. Plus d’Internet. Plus de téléphone portable. Le temps n’est plus un objet qui sert à communiquer. On avait l’impression que le vrai temps s’était glissé dans les soixante secondes qu’ont duré les premières violentes secousses.

7. La prière
Subitement un homme s’est mis debout et a voulu nous rappeler que ce tremblement de terre était la conséquence de notre conduite inqualifiable. Sa voix enflait dans la nuit. On l’a fait taire car il réveillait les enfants qui venaient juste de s’endormir. Une dame lui a demandé de prier dans son cœur. Il est parti après s’être défendu longuement. Son argument c’est qu’on ne peut demander pardon à Dieu à voix basse. Des jeunes filles ont entamé un chant religieux si doux que certains adultes se sont endormis. Deux heures plus tard, on a entendu une clameur. Des centaines de personnes priaient et chantaient dans les rues. C’était pour eux la fin du monde que Jéhovah annonçait. Une petite fille, près de moi, a voulu savoir s’il y avait classe demain. Un vent d’enfance a soufflé sur nous tous.

8. L’horreur
Une dame qui habite dans un appartement dans la cour de l’hôtel a passé la nuit à parler à sa famille encore piégée sous une tonne de béton. Assez vite, le père n’a plus répondu. Ensuite l’un des trois enfants. Plus tard, un autre. Elle n’arrêtait pas de les supplier de tenir encore un peu. Plus de douze heures après, on a pu sortir le bébé qui n’avait pas cessé de pleurer. Une fois dehors, il s’est mis à sourire comme si rien ne s’était passé.

9. Les animaux
Les chiens et les coqs nous ont accompagnés durant toute la nuit. Le coq de Port-au-Prince chante n’importe quand. Ce que je déteste généralement. Cette nuit-là j’attendais sa gueulante.

10. La révolution
Le palais national cassé. Le bureau des taxes et contributions détruit. Le palais de justice détruit. Les magasins par terre. Le système de communication détruit. La cathédrale détruite. Les prisonniers dehors. Pendant une nuit ce fut la révolution.

 

DERNIER OUVRAGE

 
Témoignage

Autobiographie américaine

Bouquins - 2024

L’œuvre autobiographique de Dany Laferrière, rassemblée dans ce volume, montre qu’il personnifie une démarche singulière, qu’a déterminé son attitude envers la vie. Et c’est cette attitude qui fait que tant de lecteurs aiment mettre leurs pas dans les siens.
"Un matin de février 1984, il y a quarante ans de cela, je me suis réveillé dans le grand froid montréalais, avec cette idée étrange qu’on ne devrait pas écrire plus d’un livre. Le manuscrit que j’avais fatigué toute la nuit dernière s’était assoupi près de la fenêtre de ma modeste chambre, au milieu des restes du repas de la veille. De mon lit, je l’observais avec un mélange de suspicion et de tendresse. J’attendais trop peut-être de ce premier roman écrit pourtant dans la misère et la liberté. D’abord qu’il me sorte de l’usine, ensuite qu’il me rende célèbre.
Venant d’un pays qui a connu l’esclavage et la dictature, et ayant longuement vécu dans des villes comme Montréal, Miami ou New York, avant de parcourir São Paulo, Mexico, San Juan ou Buenos Aires, je me sentais comme un arbre qui marche dans sa forêt. J’ai fouillé dans l’histoire pour découvrir que cette Amérique continentale était le rêve de Bolívar dont la devise se résumait à « Un continent, un pays ». Tant de cultures diverses que les écrivains de ce continent ou de ce pays allaient m’apprendre. J’ai donc décidé d’entreprendre une longue balade littéraire, en commençant par cette Caraïbe où j’ai pris naissance, et où je suis tombé, un jour de pluie, sur le recueil du poète haïtien René Philoctète Ces îles qui marchent. Je note dans mon calepin noir ce vers rimbaldien : « Je suis venu vers toi, nu, et sans bagages ». C’est donc les mains libres et la tête légère que j’ai entrepris cet interminable voyage dans cette Amérique bigarrée et survoltée."
D. L.