L.-P. Dalembert : "Et pourtant, elle tourne, la solidarité"

22 janvier 2010.
 

Un papier publié dans le journal Libération.


Je ne cesse de sillonner la ville depuis mercredi matin. Je repasse parfois par des endroits où je n’avais pas mis les pieds depuis des années. Dans le quartier populaire du Bel-Air, je passe voir la maisonnette qui a abrité, dans la même rue que l’écrivain Frankétienne, les six premières années de mon enfance. Elle a tenu, brinquebalante, par je ne sais quel miracle. A part ça, je ne reconnais plus rien ni personne parmi ces visages réfugiés sous des tentes de fortune. A défaut de pouvoir les aider à inhumer les leurs, on échange des mots. Un sourire. Parfois un sachet de pain, une bouteille d’eau ou quelques gourdes passent d’une main à une autre. Ils seront repartagés plus loin.
« Ce qu’on ne peut pas voir, c’est la solidarité dont tu parles. » Cette phrase date d’il y a deux jours. Elle est d’une amie à qui je disais : « La solidarité s’est mise en place, entre proches, mais aussi entre Port-au-Princiens. » La situation doit être peu ou prou la même dans les autres villes frappées par le tremblement de terre. Je tente de la convaincre que cette solidarité existe dans les faits. Elle s’est mise en branle d’autant plus vite que l’Etat et la Mission de stabilisation des Nations unies pour Haïti (Minustah) ont répondu aux abonnés absents les premières vingt-quatre heures qui ont suivi le séisme. Très efficaces, ils ne le sont d’ailleurs toujours pas, vu l’ampleur de l’événement. N’était cette solidarité, les pertes en vie humaine auraient été encore plus élevées. Et on en serait déjà à l’émeute de masse. Je l’ai vue et vécue, cette solidarité. C’est ce qui m’a fait répondre à cette amie : « Et pourtant, elle tourne. »
Elle tourne entre individus de toutes les classes sociales, entre gens de peu et ceux des couches les plus aisées. Dans un va-et-vient à la fois vertical et horizontal. Elle a tourné dès les premières minutes qui ont suivi le cataclysme. Elle a tourné le lendemain, quand la population errait dans les rues de la ville, abasourdie, livrée à elle-même. Quand les gens creusaient à mains nues les décombres pour en retirer un survivant ou un corps sans vie, après avoir eux-mêmes perdu un, voire plusieurs membres de leur famille. Quand ils restaient des heures entières sous le soleil pour apporter le réconfort d’un mot à une personne ensevelie. Quand hommes, femmes et enfants en portaient d’autres sur leur dos ou dans une brouette en quête de secours. Quand plus d’un faisaient la tournée dans leur voiture privée pour amener des blessés inconnus aux hôpitaux encore debout, aider la population à se déplacer d’un lieu à un autre…
Personne, dans ce pays où la veillée funèbre est un rituel absolu, n’a l’occasion de pleurer ses morts ni d’en faire le deuil. Le temps de les envelopper dans un drap blanc et de les jeter le plus souvent dans une fosse commune, il faut passer à autre chose. Aller s’enquérir du sort d’un proche, de celui d’un inconnu que les siens, n’arrivant pas à le joindre, t’ont demandé de contacter à leur place. Aider à récupérer une porte pour en faire un brancard. Prêter un véhicule à un médecin ou un infirmier improvisé pour le transport de blessés. Le lendemain du séisme, les communications téléphoniques fonctionnent une fois sur cinq. On ne se pose pas de questions. On fait des kilomètres à pied. Juste pour savoir si Untel se porte bien, sa famille aussi. A l’arrivée, la personne se révèle beaucoup mieux lotie que toi. Sa maison est restée debout, alors que la tienne s’est effondrée. Ce sont alors des accolades à n’en plus finir. On raconte l’événement, on rigole, parfois une larme furtive coule.
La solidarité spontanée compense vite l’absence de l’Etat et de secours organisé. Elle n’en a bien sûr pas l’efficacité. Mais c’est déjà ça. Une radio privée, une des rares à émettre après les secousses, tient antenne ouverte à l’événement et sert de relais pour toute sorte d’information. Un convoi d’eau s’ébranle de telle ville de province en direction de la capitale. Nous sommes en zone cyclonique, les gens savent d’expérience que c’est la première denrée qui vient à manquer. Une parente établie à Mirebalais, un gros bourg situé à une soixantaine de kilomètres de Port-au-Prince, finit par nous joindre au téléphone, mon frère et moi. Elle met son petit deux-pièces à notre disposition. Nous sommes sept personnes au total, dont deux arrivées avec le séisme. Sa propre famille en compte déjà une dizaine. Il n’est pas rare d’apporter des vivres à quelqu’un et de se voir proposer spontanément autre chose en retour. Je te donne du riz, des pâtes, tu m’offres de l’huile. La nuit venue, on se réunit dans la cour d’un voisin ou sur une place publique. Chacun apporte ce qu’il peut et, même si ce n’est rien, on mange tous ensemble. L’espace d’un instant, on oublie la ville rasée autour de soi. On se dit que ce peuple vaut mieux que ses dirigeants.
Ces actes de solidarité échappent à la plupart des médias internationaux. Peut-être ne les intéressent-ils pas. Raison pour laquelle cette amie ne les « voit » pas. Mais s’ils ne sont pas « visibles » de l’étranger, c’est plutôt bon signe. Cela signifie une chose : celui qui se montre solidaire des autres ne va pas le clamer sur les toits. Et c’est tout à son honneur. Point n’est besoin d’être chrétien pour faire sienne cette parole du Nazaréen : « Quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite. »
Si on ne les « voit » pas, c’est aussi parce que les médias étrangers choisissent de montrer autre chose au monde : des scènes de pillage ou d’émeute, même rares, c’est plus vendeur qu’une population un peu sonnée, assise dans la rue, sur la place publique attendant la distribution de l’aide humanitaire. On peut connaître le mode de fonctionnement de ces médias sans être parano. Le tremblement de terre des Abruzzes, en Italie, au mois d’avril dernier, que j’ai vécu au premier plan pour des raisons personnelles, était une catastrophe naturelle. Ici, c’est une malédiction. C’est tellement plus racoleur.

Louis-Philippe Dalembert

 

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Depuis qu’il a composé le nine one one, le gérant pakistanais de la supérette de Franklin Heights, un quartier au nord de Milwaukee, ne dort plus : ses cauchemars sont habités de visages noirs hurlant « Je ne peux plus respirer ». Jamais il n’aurait dû appeler le numéro d’urgence pour un billet de banque suspect. Mais il est trop tard, et les médias du monde entier ne cessent de lui rappeler la mort effroyable de son client de passage, étouffé par le genou d’un policier.

Le meurtre de George Floyd en mai 2020 a inspiré à Louis-Philippe Dalembert l’écriture de cet ample et bouleversant roman. Mais c’est la vie de son héros, une figure imaginaire prénommée Emmett – comme Emmett Till, un adolescent assassiné par des racistes du Sud en 1955 –, qu’il va mettre en scène, la vie d’un gamin des ghettos noirs que son talent pour le football américain promettait à un riche avenir.

La force de ce livre, c’est de brosser de façon poignante et tendre le portrait d’un homme ordinaire que sa mort terrifiante a sorti du lot. Avec la verve et l’humour qui lui sont coutumiers, l’écrivain nous le rend aimable et familier, tout en affirmant, par la voix de Ma Robinson, l’ex-gardienne de prison devenue pasteure, sa foi dans une humanité meilleure.