Michel Le Bris : "écrire, pour dire Haïti, à la face du monde"

21 janvier 2010.
 


Dimanche 10 janvier.
"Nous arrivons, Melani et moi, sous une pluie battante. Le temps est fou , soupire le chauffeur - nous sommes supposés être en saison sèche. Il fait froid. Depuis le 4 janvier, Maette, Isabelle et Agathe - d’Étonnants Voyageurs France - sont à pied d’oeuvre, logées au Karibé.
La conférence de presse s’est déroulée devant une salle comble, nous dit Maette, radieuse. Emmelie Prophète, écrivain, directrice du Livre, sourit : C’est bien parti . On sent dans la ville un engouement extraordinaire. [Les écrivains] Lyonel Trouillot et Dany Laferrière courent de radios en plateaux de télévision, ne savent plus où donner de la tête. L’année d’Haïti ! France, Canada, Allemagne, Caraïbes : dix (ou onze ? On finit par s’y perdre, tant Dany les empile au Canada) distinctions internationales en quelques mois pour les écrivains d’Haïti, la reconnaissance de la formidable créativité de cette île de musiciens, de peintres, d’écrivains. L’année d’Haïti, donc, et l’occasion d’affirmer une autre image de l’île que la litanie de clichés habituellement servis."

Mardi 11.
"Demain soir, 40 écrivains et journalistes seront là, à l’hôtel Karibé, avant, pour certains, de courir dès le lendemain matin dans les Alliances françaises et les écoles de neuf villes de province. Pour les autres : écoles et débats dans les radios ou à la télévision de Port-au-Prince, avant, dès le vendredi matin, de tous se retrouver dans la capitale pour un programme qui durera jusqu’au 17.
Pour nous, ce mardi, c’est la course folle. Dany Laferrière rentre d’une radio, Agathe, de retour de l’Imprimerie nationale avec les 8 pages du programme, et Isabelle travaillent à la terrasse, Maette et Melani travaillent dans leurs chambres ; et, moi de même, je multiplie les mails, puisqu’enfin - miracle ! - nous avons une connexion Internet."

16 h 50. "Le poste de télé bondit vers moi à travers la pièce. Dans la seconde, une énorme explosion. Puis une autre. Et une autre encore. Le mur se fend, éclate, les cloisons, plafonds, planchers ondulent. Tout dégringole, autour de moi. J’entends la voix de Melani, dans le couloir. Ça va ? Ça va, puisqu’elle est sauve. Je plonge sur mon ordinateur pour le protéger : les corrections de mon prochain livre ( 1.000 pages !), un travail en cours sur un inédit de Stevenson ! Réaction étrange : j’entreprends de l’éteindre dans les règles... avec la souris, alors que tout danse encore. Voulez-vous vraiment éteindre votre ordinateur ? Oui, nom d’une pipe ! Et tout d’un coup, mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Pas besoin de l’éteindre ! Je saute sur mes papiers, serre l’ordi dans mes bras, cours. Le couloir est dans le noir, je trébuche sur les blocs écroulés...
_
Saufs. Ils sont tous saufs, sonnés au pied de l’escalier. Mais il ne faut pas rester là, l’hôtel peut s’écrouler à tout moment. Dans la rue, ce n’est guère mieux, des câbles à haute tension se balancent au-dessus de nous.

Des profondeurs de la vallée monte un nuage de poussière, qui envahit le ciel - et avec lui une clameur, immense, qui s’interrompt, net. Et à ce silence, terrible, nous comprenons que quelque chose d’énorme vient de se produire. J’ai juste le temps d’appeler Éliane, ma femme, avant que toutes les communications ne soient coupées.
Nous ne pouvons pas rester là. Un Américain nous dit qu’il y a un tennis, de l’autre côté de l’hôtel. Traversée de la bâtisse branlante, dans le noir. Nous nous retrouvons une centaine sur le court. Commence une très longue nuit : pas moins de 43 secousses et, à chaque fois, l’inquiétude que ce soit "la" réplique de la première.
La nuit est étrangement chaude, les étoiles brillent dans un ciel clair. Et, à une secousse plus forte que les autres, une clameur, de nouveau, qui paraît se rapprocher : des gens, dans le bas de la ville, en prières."

Mercredi et jeudi.
"Un immeuble, derrière le tennis, s’est effondré. Les gens s’activent dans les décombres. Une famille est coincée sous les dalles. On entendra le père pendant quelque temps, puis plus rien. Après des heures de bagarre, les jeunes sauveteurs sortent une toute petite fille, puis la nounou, sonnée. Vivantes, toutes deux. Mais le père est mort, et deux de ses filles...

La vie s’organise, malgré tout, tant bien que mal. On récupère quelques couettes, des matelas. Je remonte dans les chambres récupérer les affaires de Melani, puis les miennes. Impossible de retrouver ma clé de sauvegarde. J’ai intérêt à bien protéger mon ordinateur... Aucune liaison avec l’extérieur. Sabine, l’épouse du directeur du Service de coopération et d’action culturelle (SCAC) à l’ambassade de France, s’inquiète pour son mari. Nous réussissons à passer quelques SMS. Mais pas de nouvelles de l’ambassade. Une évidence : rester sur ce court de tennis. Quelques membres du personnel, revenus à l’hôtel - plusieurs ont perdu leur maison - ont trouvé de l’eau, quelques vivres. L’ambassade sait où nous sommes et nous pouvons tenir plusieurs jours : qu’elle s’occupe d’abord de ceux qui en ont le plus besoin !

Lyonel Trouillot arrive en fin de matinée. Dans ses yeux, toute l’horreur traversée, qu’il énonce à voix blanche. Il est déjà venu, à pied à travers la ville, dans la nuit, mais ne nous a pas trouvés. Il a des nouvelles, bonnes, de plusieurs de ses amis - nous n’apprendrons que plus tard le décès de Georges Anglade [écrivain haïtien] et de sa femme. Puis Alain Sauval, chef du SCAC retrouve Sabine, sa femme.

Là, en bas, la ville est quasiment détruite. Deux photographes nous montrent leurs photos : tous les bâtiments que nous connaissons sont en miettes. Dresde en 45, après les bombardements. Tous les hôtels sont en ruine, sauf le nôtre : logés ailleurs, nous serions tous morts. Alain Sauval, la voix brisée : les deux enfants de Flore, que nous adorons, de l’ambassade, seraient décédés. Le nombre de victimes ? À coup sûr, plus de 100.000. Qui le saura jamais ? Il n’y a même pas d’état civil à Port-au-Prince...

Dany, parti avec Lyonel, revient dans l’après-midi, bouleversé : sa mère est sauve, de même que Franketienne, le grand poète, le géant des lettres haïtiennes, malgré sa maison à demi effondrée. Une immense clameur a retenti dans la rue quand il est apparu : "Le poète est vivant". Ici, les poètes sont des dieux vivants. Et puis, aussi, cette scène incroyable, dans la rue : des gens reconnaissant Dany, qui viennent lui serrer la main, le remercier pour son livre, qui les honore. Lui, embarrassé : en ces circonstances, un livre... Et les autres d’insister : au contraire. Ils en ont plus que jamais besoin parce que les livres disent qu’il est en l’homme quelque chose de plus fort que le malheur.

La suite, la deuxième nuit, glaciale, est de l’ordre de l’anecdote. Le jeudi, dans la matinée, l’ambassade américaine vient récupérer ses ressortissants, puis les Canadiens, avec lesquels Dany rentre. Les écrivains désormais vont être le plus utiles en faisant ce qu’ils savent faire : écrire. Et c’est là, à l’instant de son départ, qu’avec Lyonel, nous nous sommes juré de ne pas renoncer : ce festival Étonnants Voyageurs de Port-au-Prince, nous allions le faire, à Saint-Malo, au printemps prochain, avant de le remonter à Port-au-Prince, dès que possible. Pour dire par la littérature, au milieu des ruines, les hommes debout.

Le jeudi, vers midi, deux voitures de l’ambassade de France. Alain Sauval nous apprend que les deux filles de Flore ont été dégagées des décombres de leur immeuble, saines et sauves. Nous sommes regroupés à la résidence de l’ambassadeur, que je découvre en ruine. Dans les rues, des cadavres alignés sur les trottoirs, et des visions de cauchemar, partout.

Je serre les poings : à la radio, j’ai pu entendre des bribes de reportages : en boucle, les papiers sur les pillages, les sempiternels clichés sur la fatalité d’Haïti. Qui dira l’incroyable dignité des gens, leur solidarité dans le malheur, leur calme ? Qui enfin dira comment cette île fut brisée, mise à genoux parce qu’elle avait osé se révolter ? Qui dira cette incroyable puissance de création qui l’habite ? Oui, Dany a raison : il faut que les écrivains fassent ce qu’ils savent faire, écrire, pour dire Haïti, à la face du monde."

 

DERNIER OUVRAGE

 
Essais

Pour l’amour des livres

Grasset - 2019

« Nous naissons, nous grandissons, le plus souvent sans même en prendre la mesure, dans le bruissement des milliers de récits, de romans, de poèmes, qui nous ont précédés. Sans eux, sans leur musique en nous pour nous guider, nous resterions tels des enfants perdus dans les forêts obscures. N’étaient-ils pas déjà là qui nous attendaient, jalons laissés par d’autres en chemin, dessinant peu à peu un visage à l’inconnu du monde, jusqu’à le rendre habitable  ? Ils nous sont, si l’on y réfléchit, notre première et notre véritable demeure. Notre miroir, aussi. Car dans le foisonnement de ces histoires, il en est une, à nous seuls destinée, de cela, nous serions prêt à en jurer dans l’instant où nous nous y sommes reconnus – et c’était comme si, par privilège, s’ouvrait alors la porte des merveilles.

Pour moi, ce fut la Guerre du feu, « roman des âges farouches  » aujourd’hui quelque peu oublié. En récompense de mon examen réussi d’entrée en sixième ma mère m’avait promis un livre. Que nous étions allés choisir solennellement à Morlaix. Pourquoi celui-là  ? La couverture en était plutôt laide, qui montrait un homme aux traits simiesques fuyant, une torche à la main. Mais dès la première page tournée… Je fus comme foudroyé. Un monde s’ouvrait devant moi…

Mon enfance fut pauvre et solitaire entre deux hameaux du Finistère, même si ma mère sut faire de notre maison sans eau ni électricité un paradis, à force de tendresse et de travail. J’y ai découvert la puissance de libération des livres, par la grâce d’une rencontre miraculeuse avec un instituteur, engagé, sensible, qui m’ouvrit sans retenue sa bibliothèque.

J’ai voulu ce livre comme un acte de remerciement. Pour dire simplement ce que je dois au livre. Ce que, tous, nous devons au livre. Plus nécessaire que jamais, face au brouhaha du monde, au temps chaque jour un peu plus refusé, à l’oubli de soi, et des autres. Pour le plus précieux des messages, dans le temps silencieux de la lecture  : qu’il est en chacun de nous un royaume, une dimension d’éternité, qui nous fait humains et libres. »