Yvon Le Men envoie une lettre à Bonel Auguste

16 janvier 2010.
 
Lettre à Bonel Auguste

Lannion, janvier 2008

Dans la voiture de Bonel, je serre les fesses. Dehors, la circulation va dans tous les sens et surtout à contre-sens. Les vitesses grincent à chaque passage de l’une à l’autre. Petit, fragile, souriant, Bonel paraît plus jeune que son âge. Il écrit des poèmes d’amour, exclusivement d’amour. Car il est amoureux. Elle aussi.

tous les bruits de Port-au Prince
s’engouffrent sous ton drap
un à un tu les couches
contre ta poitrine
et la ville s’endort
sur une douce musique de chambre

Nous allons chez un imprimeur de Port-au-Prince récupérer son premier recueil. Sa première lettre ouverte à Elle. La climatisation est en panne comme est en panne le pays. Les routes n’en sont pas.

Les tap-tap
colorés de phrases
se croisent

en mille milliards de poèmes

et donnent du sens
à l’insensé

de la circulation :

la crainte de Dieu
est le commencement de la sagesse

à l’instant où la roue avant droite d’un taxi
s’en va n’importe où
dans le jour

l’éternel est mon berger

à l’instant où notre route se perd
dans la nuit

elle tombe comme une lame sur le cou
d’un condamné à vivre
parmi l’arc-en-ciel des tap-tap

qui rend si triste
ce soir
la couleur des ardoises
de mon pays.

L’eau, dans certains quartiers arrive, à dos d’enfants qui travaillent dur, sauf ceux qui vont à l’école en chantant. La nuit, près du palais du Président, les élèves profitent de la lumière des réverbères pour apprendre leurs leçons du lendemain, si lendemain, il y a. A tout bout de champ la guerre civile menace de reprendre. Les armes circulent la nuit et rançonnent le jour. Elles aboient jusque sur les affichettes de l’hôtel où je dors : nous informons notre aimable clientèle de déposer leurs armes à la réception avant de monter dans leurs chambres !
Gardés par un homme armé d’un fusil qui ressemble à un jouet, très léger, mais très efficace, nous pénétrons dans les bureaux où attendent, en pile et tout chauds sortis du four, les recueils de Bonel : Dève lumineuse. C’est le titre et c’est la moitié du prénom de sa moitié. Ce livre est une victoire pour lui, pour son île et pour nous. Un poème contre une balle de fusil qui peut atteindre n’importe qui, n’importe quand. L’énergie couve en couleur sur les tableaux des peintres, en vers dans les histoires, en réel-merveilleux comme ils disent, quand tout va bien. En cadavres, quand tout va mal. Mais si le réel est à sa place, le merveilleux l’est aussi.
Contre les dictateurs, les famines et les ouragans qui portent des prénoms de femme.

Je suis passé
par ton visage
ton sourire

la façon gourmande
que tu as de dire les vers
de Verlaine

le vieil ivrogne
dont le rêve familier
est aussi le tien

le nôtre.

L’ absinthe
ici
est changée en rhum.

Comme le rhum
la langue française chauffe
dans ton palais.

Tes poèmes
veillent au grain de lumière

et dans ta chambre
Verlaine dort
fatigué

d’avoir veillé sous la couverture des étoiles.

Lannion, Janvier 2010

Mon cher Bonel

Voici ce que j’ai écrit en pensant à toi à mon retour d’Haïti, après le premier festival Etonnants Voyageurs, de décembre 2007. J’avais parlé des dictateurs, des famines, des ouragans. J’avais oublié les tremblements de terre. En relisant ces mots, j’ai le cœur serré. Compressé entre ciel et terre. Et si loin de toi, à cause de la mer qui nous borde et nous sépare. Où es-tu ? Ce matin j’ai reçu ce petit mail de Louis Philippe Dalembert qui me rassure un peu :

"Merci mon grand. On tient le coup grâce aussi à l’affection d’amis comme toi. Je n’ai pas de nouvelles de Bonel. Mais je crois qu’il va bien, n’étant pas signalé aux mauvaises nouvelles. J’ai essayé en vain d’avoir sa belle-mère Evelyne Trouillot. Bise fraternelle. Louis Philippe."

J’aurais du être avec vous, mais pour des raisons comme on dit, personnelles, je ne pouvais pas participer à nos heureuses rencontres, cette année. Je t’ai promis de t’inviter dans mon pays. Je trouverai les moyens. Que tu viennes ici dire tes poèmes. Et transfuser ta joie de vivre à ceux qui la laissent passer, chez nous. Car, malgré tout ce qui vous arrive, peut-être à cause de la terreur, vous croyez au miracle. Vous avez ce qui nous manque. Aurons-nous ce que vous cherchez ? Mais comme tout le monde dans le monde, j’ai vu les images brisées, j’ai entendu les paroles criées et pire encore, celles qui se taisent et dont les regards sont plus gros que les yeux. Je me demande où est celui qui faisait les miracles. Dans quelle partie du monde voyage-t-il ? Vous entend-il quand vous chantez son nom sur les tableaux de vos peintres, quand vous le brodez, cerné de noir, sur vos tissus. Quand vous le découpez dans les bidons d’essence. J’ai devant les yeux un tableau de Préfete Duffaut. Tu t’en souviens. C’est toi qui m’as mené vers lui. Il montre une cité imaginaire où les ponts tiennent sur un fil et traversent la vie en prenant le chemin buissonnier de l’arc en ciel. Il défie les quatre éléments, l’eau, le feu, le ciel et la terre qui vient, sur votre terre, de se briser. Mon cher Bonel, je t’attends chez moi. Dans mon pays de pluie et d’arc-en ciel.

Yvon Le Men

 

DERNIER OUVRAGE

 
Poésie

Les continents sont des radeaux perdus : Tome 4, Un passeport pour la vie

Bruno Doucey - 2024

Quand Yvon Le Men parle de son enfance dans le Trégor, de son père trop tôt parti, de sa mère chevillée au réel, de la pauvreté, des galères et des guerres, la lumière dessine des rigoles sur son visage. Mon ami a alors le coeur à marée basse. Mais écoutez parler de poésie et de peinture, de Guillevic ou de Claude Vigée, de Millet, de Rembrandt ou d’Hokusai, accompagnez-le dans le récit de ses voyages, en Haïti, en Afrique ou en Chine, et vous verrez la marée battre les digues de la mélancolie. Quand la voile du poème se gonfle, Yvon n’est jamais seul à monter à bord. Il embarque les autres pour un voyage à travers mots, relie les pays et les langues, les terres et le ciel, les paysages immenses et les choses minuscules. Et s’il part, c’est pour revenir, le regard empli d’autres promesses.

« la main qui m’ouvre le chemin
dans ce pays où je me perds

m’est plus proche
que celle qui menace
dans mon pays où l’on se perd

dès que de l’autre côté de la route
qui relie nos villages
nos quartiers
dans notre ville
de notre pays

ils font de l’inconnu
un étranger. »