Haïti, par monts et par mots

Un recueil d’auteurs haïtiens

8 janvier 2010.
 

C’est sous ce nom "Haïti par monts et par mots", que ce recueil est paru au lendemain de l’édition du festival Etonnants Voyageurs d’Haïti en 2007. Quarante textes inédits, selon les mots de Louis-Philippe Dalembert : "poèmes courts ou au long souffle, nouvelles brèves, extraits de ce qui deviendra sans doute des romans, réflexions… proposés par trente-huit auteurs. (…) Tous, natifs ou adoptifs, ont ainsi offert, de près ou de loin, leurs mots pour dessiner cet atlas littéraire d’Haïti. Qui dans une langue, qui dans l’autre, qui mêlant dans un même dit les deux langues du pays." Toute la créativité littéraire haïtienne à l’honneur dans cet ouvrage que l’association Etonnants Voyageurs Haïti a bien voulu mettre à notre disposition pour cette seconde édition du festival dans l’île.

Chaque jour nous vous présentons un ou deux extraits.

Aujourd’hui : Josaphat-Robert Large et Rodney Saint-Éloi, à lire ci-dessous.


Retrouvez les autres extraits déjà présentés les jours précédents :

Josaphat-Robert Large

Quartier d’un tableau de Préfète Duffaut


Du sommet du mont de Caracolie, la route principale tourne, vire, devient impraticable, glisse autour d’une mare de boue, arrête là où des rochers en dents de scie menacent de faire éclater les pneus. Excavée à coups de pioches, de marteaux-pilons, cette longue artère enserre les flancs de la montagne. Elle se lance souvent vers le ciel, se pare alors d’une couronne de nuages, cumulus ou nimbus, qu’importe ! La route descend ensuite en tire-bouchon vers la mer tout en créant sur son passage une série d’étages où s’organisent des quartiers apparemment autonomes. Ce mont ressemble à un gratte-ciel naturel, un lèche-étoile flirtant avec la brume. Et, curieusement, au sein de ces étages, une sorte de stratification sociale a fini par s’établir. Car toutes les couches de la société haïtienne ont, sur les différents paliers de ce quartier, des lieux spécifiques où se rencontrent leurs membres.
Dès le lever du soleil, les sentiers de Caracolie se révèlent bondés d’enfants, de mendiants et de vieillards. Sur un étage au milieu d’un monticule, soudainement, une vue panoramique du rivage de Jérémie est offerte. Là, étrangement, la route est asphaltée, au même endroit où un poteau télégraphique - ornement purement symbolique -, expédie vers une ravine une série de câbles le long desquels aucun message n’a jamais été transmis. À l’époque de la dictature sanguinaire de François Duvalier, un député ventru y avait établi demeure : un imbécile de la politique haïtienne sous le toit d’une belle maison, à côté des cahutes de ses voisins, clouées dans la misère. Mais, la route se relance, foin de cet espace plongé dans la modernité de la maison du député. La poussière aussi reprend ses droits, elle se déroule en nœuds, avant d’éclater dans l’atmosphère. Elle bombarde alors le paysage, se soulève, balaie l’air. Alliée aux vents du Nord, la poussière s’empare souvent des chapeaux des passants, qu’elle envoie dans l’espace.
À mi-hauteur de la montagne : changement de décor. Des cuisinières ont des restaurants ambulants sur les trottoirs. Ce sont des marchandes de côtelettes de porc, de poissons frits, de bananes pesées, de pois-et-riz collés. Une graisse pétaradante voltige dans le décor. Ses gouttelettes vont faire tâche d’huile sur les habits. Et, à la moindre étourderie, une goutte perdue peut même pénétrer dans un œil. Tout cela fait partie des risques auxquels on s’expose, en prenant un déjeuner dans ce genre de resto. On y mange debout, parmi des chiens et les chaussures naviguant dans une mare fangeuse. Or, on dira ce qu’on voudra : un plat de pois-et-riz collés en ces lieux, c’est le meilleur du pays, si ce n’est le plus délicieux du monde. « Le goût de la boustifaille, c’est ça l’important », précisent les marchandes.
Sur une rue adjacente, pointent les étalages des vendeurs de tissus, de robes à dentelles, de lévites, de pantalons de « Palm beach », de souliers « florsheim ». C’est la zone vestimentaire, le royaume de l’habit. Dans ces boutiques mobiles, on s’habille bien, et pour peu.
L’urbaniste qui a conçu ce quartier à étages est très certainement un admirateur du peintre haïtien Préfète Duffaut, car, quand on regarde Caracolie de loin, on se croit en face d’un de ses tableaux. C’est qu’il y a dans ce décor le même tracé que suivent les routes folles environnant les montagnes de Duffaut, les mêmes petites maisons épinglées aux flancs des collines. Les mêmes foules de gens zigzaguant dans les rues. Comme chez Duffaut, à Caracolie, des branches d’arbres triangulaires surmontent des troncs courbés qui encadrent le paysage tandis qu’au milieu de l’espace, une lune habitée par des créatures surréalistes expose à même le ciel ses rues labyrinthiques.

Essoufflée, la route arrive sans avertissement sur le palier d’un étage parmi les plus élevés de sa tour, et débouche sur une église. Une croix surmonte l’édifice, où un Christ inquiet lance des yeux hagards vers l’espace. Un Christ découragé, apparemment incapable d’atténuer la misère de ses fidèles. Et on dirait que, défaitiste, le Fils de Dieu voudrait s’envoler, pour s’en retourner gentiment dans le Royaume de son Père.
Sur un autre étage du morne, le quartier des dévergondées fait surface. Des femmes sont appuyées contre des lampadaires. Elles ont un mode d’expression corporelle que traduisent bien les chasseurs de sexe. Elles sont, non loin d’un hôtel, une dizaine à se croiser et à se décroiser les jambes pour un aperçu de la lune sexuelle. À Caracolie, celui qui cherche aventure a un choix varié à sa disposition.
Après une descente spectaculaire dans la zone de « Lan Platon », la route redémarre en spirale et fait comme une culbute dans l’espace avant d’aller s’étaler dans la région de Sainte Hélène. Versailles n’est pas loin de là. Et, quelques étages plus bas, voici enfin le palier où la stratification sociale change de but en blanc. C’est une zone où des intellectuels de la classe moyenne sont propriétaires de maisons coquettes, élégantes. Des bassins en ciment tiennent lieu de piscine. Des maisons en mur. Où des balustrades pareilles à des ouvrages d’art délimitent terrasses et balcons.
En bas, au pied de la montagne, l’étape finale, c’est la baie de Jérémie. Un bleu indigo tapisse l’océan. Là, une vingtaine de petits bateaux à voiles glissent vers le lointain. Et de la surface de la mer, quand on contemple Caracolie, on remarque que, comme chez Duffaut, le jaune des maisonnettes s’allie à celui d’une lune apparemment artificielle, que des palmiers poussent sur le ciel mêlant le vert de leur feuillage à la transparence brumeuse des nuages. Enfin, quand tombe la nuit sur Caracolie, à vingt heures pétantes, lorsque le peintre range son chevalet, les marchandes de côtelettes de cabris, les vendeurs de lévites, les putains, le Christ prêt à s’envoler de même que le député imbécile, tous plient les bagages de leur journée pour emprunter les chemins de la nuit. À partir de ce moment, les loups-garous, les zombis et les voleurs investissent les rues. C’est l’heure où les tambours se déchaînent pour avertir que des mystères impénétrables sont en train de se développer. Les enfants se recoquillent en tremblant sous leurs draps et les jeunes filles se lancent dans l’aventure des rêves.
Non loin de l’horizon, quand passe un voilier, les marins aux yeux perçants aperçoivent des oiseaux de mer dont les ailes frôlent, en volant, le sommet du quartier montagneux de Caracolie. Dans notre tableau, il ne manquait que ce détail : les battements d’ailes explorant l’infini.

Juillet 08


Rodney Saint-Éloi

Cavaillon

(À Ton Ambroise, à Grann Tida, à tous les habitants de Chatry, dans leur main j’ai mangé ma première soupe)


Le poème s’appelle partir
au bout du grand soir ou du petit matin
le poème s’appelle revenir
dans un bourg cadastre
dans la géographie intime de la source

La phrase perd ses dents de vieillesse
C’est la vie persiste ainsi la chanson du destin
la mer est là entre les collines des songes
qui dirait le dernier souffle c’est la vie
qui dirait le dernier fusil pour le dernier combat

Le poème s’appelle arbre
eucalyptus et lauriers
café cerise des mornes
manguiers sauvages des savanes
et la coumbite des cœurs heureux

Notre voyage est une route d’eau
des mers étranges
des fleuves limpides
des lacs flambants
des tourments liquides et d’ivresse multiple

Notre route est un voyage d’îles
morne Chatry où le monde est né
morne timide de terre blanchie par le mauve des aubergines
oiseaux engrangés bleu
dans la solitude des ciels

La route empapillonnée jaune
nord brisé presqu’île sud
ouest mouillé par le maïs des plaines
Cavaillon de toutes les déroutes
c’est l’étang Marc poussière brune
qui chatoie la rivière

Cavaillon c’est encore le morne blanc toujours trop blanc
le ciel argile qui fait rire les cochons créoles
et la bombance des eaux où vagabondent les cabris rebelles
Cavaillon aux cases basses où Grann Tida étale sa tombe
la lente nuit des sages et les étoiles s’enfoncent dans les cruches

Ce soir je meurs dans le poème
Je meurs debout dans une histoire d’île noyée
mon enfance au doigt d’une bille rouge
frappe à ma porte
Cavaillon que j’aime d’un cœur melon d’eau

Montréal, le 10 décembre 2008