Les chants d’un autre monde

2 mai 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Ses pieds s’enfonçaient dans le sol spongieux avec un bruit de succion répugnant, qu’elle ne pouvait entendre tant le vent lui sifflait dans les oreilles. Il n’y avait d’autre bruit que le roulement de la tempête qui empêchait la jeune fille de s’entendre elle même. Le souffle de géant issu de la mer, qui jusque là l’avait plutôt bien empêché de respirer et d’avancer tant la pression était forte, changea en une bourrasque qui venait de derrière Lise et la poussa dans une descente effrénée vers l’objet de sa curiosité. Elle fut obligée de sortir les mains des poches pour ne pas tomber, et remercia le bon Dieu de ne pas lui avoir fait mettre d’autres chaussures que ses énormes paires de basket, celles avec des semelles assez épaisses pour s’enfoncer profondément dans la vase sans basculer en avant. Malheureusement, son pied s’enfonça dans la boue une nouvelle fois, mais ne put en ressortir, coincé entre la gadoue spongieuse et un silex qui pointait. Emportée par son élan, elle trébucha, s’écorchant les mains. La terre s’infiltra dans ses coupures, piquante et humide. Elle se releva, frappant ses deux paumes pour retirer la poussière humide. Un bruit retentit.
Du violon. La musique n’était pas le domaine de Lise, mais le violon, était reconnaissable par le plus ignorant des amateurs. La mélodie s’entendait clairement à présent que le blizzard ne soufflait plus. Elle s’arrêta un instant, prêtant une oreille attentive au son de l’orchestre qui jouait rien que pour elle. Comme ça, au milieu de la flore antique, dans la boue. Du coin de l’oeil, quelque chose brilla. Tel le chat en alerte qu’elle était, la jeune femme tourna brusquement la tête. Une flamme bleue brillait, flottant en l’air. Les flammèches brûlaient l’air au rythme du récital. C’était hypnotisant. Poétique aussi. Elle tendit les doigts vers la petite étincelle. Lise n’eut même pas le temps de sentir une fraicheur parcourir sa peau que la sérénade accéléra, déportant le flambeau vers le corps qu’elle avait aperçu plus tôt. La rousse reprit son trajet vers la chose. La momie avait les pieds orientés vers la côte, et la tête vers le large. La flamme reposait sur le torse recouvert des bandes aquatiques. Accroupie au chevet de la dépouille, elle entreprit de retirer lentement les algues qui recouvrait le visage du mort.
Elle fut légèrement déçue. Mais un corps qui a passé quelques millénaires dans l’eau salée ne fait pas long feu. Un crâne tâché de vert la dévisageait de ses orbites pleines d’algues. La petite flamme s’engouffra dans la bouche du corps.
— Attends !
Le flambeau bleu s’éteignit dès sa rencontre avec le varech humide, crachotant ses dernières étincelles froides sur les doigts tendus de Lise, dans un espoir de le retenir. Le squelette se mit alors à convulser. Intriguée, elle retira ses doigts, observant l’aura bleutée résultant des spasmes des os détrempés. Des sortes d’ondes d’eau s’en dégageaient, traversant les jambes de la jeune femme pour disparaitre au large. Elle se releva, scrutant l’horizon. Les ronds s’agrandissaient, quand elle entendit un mugissement. Quelque chose pointa de sous les pulsions cyan. Les ondes prenaient la forme de vagues. Lise eut l’occasion de voir quelque chose d’incroyable ce matin-là.
Un cétacé sortit du sol, tel un fantôme. La baleine bleue survola son unique spectatrice. Si elle avait voulu, Lise n’aurait eu qu’à tendre le bras pour caresser l’étrange apparition. Pourtant elle avait trop peur de l’ectoplasme. La créature disparut dans le sol, créant de nouvelles ondes qui ne venaient plus du squelette, mais de l’impact du mammifère marin. Des poissons volants sortirent en planant au dessus de l’eau factice, avant de replonger pour éclabousser Lise. Les petites gouttelettes atterrirent sur ses pommettes, entre ses tâches de rousseur, la faisant éclater de rire. Elle retira son ciré jaune, et le jeta par terre. L’imperméable heurta la mer fictive, avant de s’y enfoncer. Quel sentiment de liberté !
Pas d’obligation, pas d’hommes. Juste le calme, une plaine emplie de créatures aquatiques. Là, un poulpe hésitait à émerger complètement. Ici, des petites sardines jouaient entre les jambes de Lise, les flots atteignant ses genoux. Et puis les dauphins qui venaient lui réclamer des caresses. Et de temps à autres, une baleine surgissait de la mer pour y replonger. Des étoiles pétillaient dans les yeux de Lise. Un vrai spectacle, rien que pour elle. La mer faisait tellement vrai qu’elle pouvait sentir la brûlure du sel sur la coupure qu’elle s’était faite à la paume dans sa chute. Les animaux devenaient plus colorés, plus réels. Elle sentait leur peau lisse qui glissait dans l’eau du bout de ses doigts. L’eau n’était plus un dessin, c’était un vrai liquide qui traversait le tissu de son pantalon, avant de pénétrer la peau blanche de la jeune femme. Les violons reprirent sur cette représentation de la nature, coupés par les rires des dauphins, les intonations des baleines, et les poissons qui sautaient hors de l’eau pour exciter la jeune fille. Bientôt, elle aussi sautait dans l’eau. Elle dansait au milieu des poissons et autres, laissant le sel envahir sa plaie, la marée enserrait sa taille de nymphe et les animaux se frottaient à elle.
Les rayons de soleil furent, lentement mais sûrement, éteints par une masse qui les coupaient du cirque aquatique. Lise tourna la tête et les épaules face à l’ombre. L’effet raz-de-marée. La mer reprenait sa place, une vague grande d’une dizaine de mètre se rapprochait à toute vitesse de la petite rouquine. Mais elle n’eut pas peur. Elle tourna les pieds vers la vague, de façon à bien être face au géant d’eau. La mer l’avait accueillie, divertie. Elle était le jouet des vagues, ici, maintenant, et à jamais. La dernière chose qu’elle entendit, ce fut le doux chant d’une baleine.
***
Sébastien travaillait dans la police. Il ne s’était pas levé du bon pied, et les événements récents n’allaient pas arranger son humeur. La tempête qui avait frappé la côte n’en était qu’un avant-goût, surtout en voyant le nombre d’appels qu’avait reçus le commissariat en une soirée. Les pompiers devaient avoir reçu beaucoup de coups de fils, eux aussi.
Parmi tous les appels que le policier avait pu recevoir, deux d’entres eux étaient assez troublants. Le premier venait du gardien du phare, qui, en sortant après la tempête, avait trouvé le corps d’une petite rousse. Quelques heures à peine plus tard, Sébastien se retrouvait au téléphone avec les parents de ladite rousse, inquiets de ne pas avoir vu leur fille revenir après la tempête. L’autopsie était en cours, mais sa voiture, retrouvée accidentée, en disait long. Le policier rangeait son bureau - grande première -, quand Yasmine, sa collègue, se présenta. Yasmine parlait avec l’accent de l’Afrique du Nord, elle était originaire d’Algérie, et avait un caractère inflammable, comparé au flegme de Sébastien. Les deux mains à plats sur le bureau, elle planta son joli regard brun dans celui vert glacial de Sébastien.
— Les djnouns, ce sont eux qui ont fait le coup ! Les mauvais génies ! Ils s’en sont pris à la petite Lise !
Sébastien se pinça l’arête du nez, exaspéré. Les mauvais esprits, et puis quoi encore. C’étaient eux aussi qui s’amusaient à téléphoner au commissariat pour agrandir les cernes du policier ?
— Yasmine, j’admire ton implication dans cette affaire, mais ne pourrais-tu pas -
— LES DJOUNS ! CE SONT EUX SEB ! Hurla la jeune femme.
— Mais oui, ils s’en sont pris à tout le pays par ce qu’elle a critiqué la coiffure d’une saherra ! Se moqua une troisième voix.
Karim, sans s’être levé de son bureau, avait passé la tête dans l’allée pour se moquer de Yasmine. Il était lui même marocain, pays réputé pour ses histoires de gri-gri. Un sourire malicieux lui gonfla les bajoues, qui se vidèrent d’air en un rire gamin en voyant la tête renfrognée de Yasmine.
— Alors toi je vais te-
Les chamailleries des deux nord-africains furent coupées net par la sonnerie du téléphone portable de Sébastien. Les laboratoires avaient fini l’autopsie de Lise. La voix nasillarde de la médecin légiste résonna dans les oreilles du brigadier.
— J’ai découvert quelque chose !
— Cassie, viens-en aux faits, réclama le policier à la scientifique.
Cette dernière était connue pour ses déclamations qui n’en finissaient pas. Très connue. Voire trop connue.
— Roooh ça va.
— Allez fais vite, ordonna le brigadier.
— Elle est morte de noyade, mais ses mains sont -
— Hm… ‘TAIN MAIS VOUS ALLEZ ARRÊTER ?! À l’autre bout de la ligne, Cassie frôla l’attaque. Sébastien venait de crier sur Yasmine et Karim qui menaient une guerre silencieuse, impliquant des post-its volants et des poings brandis. Soupirant, le brigadier se reconcentra sur son appel.
— Tu disais ?
— Il y a une substance bleue sous ses ongles, du style algue fluorescente. Je pensais que ce genre de plante ne poussait que dans les abysses de l’autre côté du globe ! Qu’elle en ait sous les ongles, c’est assez bizarre.
— Bleu tu dis ? Sébastien nota les mots clés « Substance bleue, ongle, exotique ». Merci pour tout Cassie ! — Avec plaisir ! Il arracha la notice de la page, et se leva.
— Yasmine et Karim, vous allez rendre une visite de courtoisie aux parents de Lise. Vous leur poserez quelques questions. Il donna la note à Yasmine, qui la relut plusieurs fois à voix haute. Elle ferma ses yeux couleur noisette, avant de les rouvrir et de foudroyer Sébastien du regard.
— Elle a réussi à prendre le sang des esprits malfaisants Seb. Elle est spéciale. Seb aurait voulu protester. Mais les mots sonnaient trop vrai pour quelque chose d’aussi irréel.