La tempête de Nimao

30 avril 2022.
 

[…] Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise s’avança vers cette troublante épave. Prudemment, elle souleva le varech et découvrit un squelette aux os jaunâtres, fossilisés. Il était très bien conservé grâce aux dunes et recroquevillé dans une position presque effrayante. La jeune femme eut un mouvement de recul, troublée.
Le vent hurlait toujours mais Lise ne l’entendait plus. Elle était émerveillée par ces découvertes, autant celle de la forêt que celle du corps. N’importe qui à sa place serait parti en hurlant, mais Lise, elle, avait envie de découvrir plus de choses encore. Elle contempla l’endroit, si paisible malgré la tempête et son regard oscilla vers le corps ; des hommes avaient foulé ce sol, il y a des milliers d’années, ils avaient habité ici. Ses pensées commencèrent à se perdre…

Lise se ressaisit : elle n’allait pas rester plantée là à ne rien faire ! La passionnée d’histoire sortit son téléphone et appuya sur l’icône « photos », comme un réflexe que beaucoup d’autres personnes de sa génération avaient. Mais, alors qu’elle regardait la forêt pétrifiée à travers l’écran, un étrange objet attira son attention. De loin, on ne voyait qu’une forme blanche, qui rayonnait de mille feux. En s’approchant légèrement, la jeune femme vit alors à quoi ressemblait ce qui l’intriguait tant.
C’était une hache émoussée, en pierre blanche, toute lisse, à moitié enfoncée dans le creux d’une souche. Les premiers rayons du soleil se reflétaient sur son manche et lui donnaient un aspect surnaturel. Lise lâcha son portable, gagnée par cette émotion qu’elle éprouvait souvent devant un monde inconnu, un mélange de peur et de curiosité intenable. Elle courut vers l’arbre, et tel Arthur retirant Excalibur du rocher, elle sortit l’objet du tronc, sans doute pour la première fois depuis des millénaires.
Comment cette hache était-elle arrivée là, et depuis combien de temps était-elle enfoncée dans ce tronc ? Au moment même où la jeune femme prononçait ces mots, le sol se déroba mystérieusement sous ses pieds et Lise sentit qu’elle perdait connaissance.

Tout était noir autour d’elle, et Lise ne sentait plus rien. Peu à peu, elle se mit à distinguer des formes et à entendre des voix. Elle ouvrit lentement les yeux et comprit qu’elle se trouvait dans un endroit qu’elle ne connaissait pas…
« Nimao, va chercher le bois maintenant » fit une voix autoritaire.
Nimao s’exécuta. C’était la cinq-cent-cinquante-troisième fois qu’elle allait ramasser du bois depuis le début de sa vie. Oui, elle avait compté.
Le vent soufflait dans la forêt. Tant mieux, il y aurait plus de branches à ramasser. Pendant qu’elle s’acquittait consciencieusement de sa tache habituelle, elle entendit au loin des cris venant de son village. Que se passait-il ?
Lise observait la scène, bouche bée. Quel était ce monde étrange ? Pourquoi la hache l’avait elle emmenée là-bas ? D’où venait cet objet ? Qui était cette Nimao ?
« Bonjour… » dit-elle.
Pas de réponse…Les personnes devant elle ne semblaient même pas la remarquer.

« C’est une catastrophe pour le village !
— Oui, j’ai compris, mère, et je ne crie pas pour autant !
— Mais si, tu cries !
— Mais la situation est plus qu’inquiétante ! Atrime est notre meilleur chasseur et nous manquons déjà de gibier. »
Nimao s’approcha de la source des cris. Près d’une hutte, sa mère et sa grand-mère semblaient se disputer.
« Calmez-vous, enfin ! » s’écria la jeune femme.
Sa grand-mère se tourna vers elle :
« Laisse nous, Nimao, ce sont des problèmes d’adultes.
— J’ai vingt ans ! Je suis capable d’entendre cette histoire ! Expliquez-moi, dit Nimao, son corps tout entier parcouru de frissons (jamais elle ne s’était énervée comme cela).
— Enfin, tu l’as bien remarqué… Nous n’avons que des ennuis ces temps-ci !
Lise assistait à cette scène, impuissante. Elle avait l’impression d’avoir été projetée en plein Néolithique. Ces gens, qui avaient l’air d’être de la même époque que la hache et le squelette aperçus sur la plage, ne pouvaient pas la voir ! Mais comment était-elle entrée dans cet univers mystérieux ? Elle essaya de se raisonner : ce n’était sans doute qu’un mauvais rêve. Oui, voilà, elle avait fait un malaise et elle était en train d’halluciner. Elle avait lu récemment un article sur ces algues qui dégageaient des vapeurs toxiques : c’était sûrement ça, elle était intoxiquée.
« Que se passe-t-il ? »
Cette voix d’homme ! Nimao se retourna : c’était son père, le chef du village. La jeune femme inclina la tête avec respect.
« Mère et Omaya sont inquiètes pour le village, expliqua-t-elle
— C’est bien plus que ça ! protesta sa grand-mère. Vous ne pouvez pas comprendre.
— Peu importe, les coupa le chef. Il se passe beaucoup trop de choses étranges. Atrime s’est blessé à la jambe, nous ne trouvons plus de gibier et les vols se multiplient.
— Et je vous dis que c’est la faute du sorcier ! s’écria Nimao. Je l’ai vu, ajouta la fille du chef.
— Ma fille, le sorcier est un homme honnête, cessez de fariboler là-dessus. Ne vous inquiétez pas, le village va bientôt être délivré du mauvais sort, ajouta-t-il à l’adresse des deux femmes. D’ailleurs, ce sera grâce à vous, ma fille : les signes sont clairs, la seule façon d’arrêter les calamités, c’est que j’accorde votre main au sorcier. Nous célèbrerons le mariage à la prochaine pleine lune. Vous devez en être fière : vous allez sauver le village ! D’ailleurs, vingt ans et toujours pas mariée…Ce n’est guère convenable, pour les filles de chef.
Une sirène retentit et trois hommes descendirent sur la plage en courant.
« Qui a pu être assez fou pour s’aventurer ici ! Elle a eu de la chance d’être remarquée par ce promeneur. »
Ils découvrirent le corps de Lise. Ils étaient tellement pris par leur mission qu’ils ne remarquèrent même pas que les dunes s’étaient volatilisées. Ou alors ils n’étaient jamais allés sur cette plage.
— Jamais ! s’écria Nimao.
Et elle s’enfuit dans la forêt. Nimao s’assit sur une souche d’arbre et pleura. Elle avait vu le sorcier. C’était lui qui avait fait faner les récoltes, qui avait volé des objets… Pour la jambe d’Atrime, il n’y était pour rien. Mais, c’était sur que cela l’arrangeait. Et maintenant, il voulait l’épouser, pour devenir le chef du village !
Un jour, elle était entrée dans la hutte du sorcier, curieuse de voir les objets magiques. Quand elle l’avait vu, devant les champs, prononcer des mots mystérieux et que le blé avait fané instantanément, elle était partie en courant, attrapant un objet au hasard et se promettant de ne jamais revenir.
C’était une petite hache de pierre blanche, toute lisse, qui luisait au soleil levant. Nimao se souvenait, lors d’une cérémonie, avoir vu le sorcier la décrire comme une « hache de souvenirs ». La jeune femme avait caché la hache dans un coin de la forêt qu’elle seule connaissait : près de cette souche où elle aimait se rendre dans des moments difficiles.

Après la dispute avec son père, désemparée, la jeune femme attrapa l’objet et le tourna un long moment dans ses doigts. Cet objet lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Cependant, elle ne pouvait se résoudre à jeter cette arme qui la fascinait. Machinalement, Nimao commença à parler, elle raconta toute son histoire. A la fin de son récit, elle se sentit soulagée, même si rien n’était réglé. Se levant, elle planta la hache dans la souche, espérant que quelqu’un la trouve un jour, et s’enfuit plus profondément dans la forêt.

Lise se réveilla. Elle se trouvait dans une salle blanche, un tuyau dans le nez. Sous sa main elle sentit un drap fin et le moelleux d’un matelas. Des voix lui parvenaient d’une pièce voisine et une machine à côté d’elle émettait des petits « bip » réguliers.
Un hôpital ! Quel drôle de rêve avait-elle fait… Une infirmière entra dans la pièce.
« Ah, vous êtes réveillée.
— Que m’est-il arrivé ?
— Les secours vous ont trouvée inconsciente sur la plage. Vous avez eu de la chance : vous auriez pu être emportée par la marée ! »
Sur la plage ? La jeune femme manqua de s’étouffer. Elle attendit que l’infirmière sorte. Puis, au risque de se tordre la colonne vertébrale, réussit à attraper son manteau, déposé sur le fauteuil à côté du lit. Elle glissa fébrilement la main dans la poche. À l’intérieur, une petite hache émoussée, au manche poli et orné de symboles où Lise avait l’impression de voir se refléter le visage de Nimao…