La Zone Envolée

29 avril 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et du curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.

C’était un immense bateau. Il était couché sur le flanc gauche et ainsi recouvert d’algues et de sable mouillé, il paraissait étrangement ancien. Entièrement fait de bois et avec ses gigantesques mâts fracassés contre le sol rocailleux, la masse délavée n’avait rien en commun avec tout ce que Lise avait pû voir auparavant. Des morceaux de la coque et du pont avaient disparus et quelques morceaux de bois avaient été projetés par la violence du choc sur le sable doré. Des bouts de tissu grisâtre pendaient encore mollement aux mâts et des tapis de mousse à moitié arrachés par le vent recouvraient l’épave un peu partout. L’arrière du bateau baignait encore dans l’eau sombre de la mer et le bois immergé paraissait se déliter à la moindre vaguelette.
Lise, qui se tenait du côté des mats, contourna l’épave et commença à chercher des yeux un éventuel indice qui aurait pu lui indiquer quoi que ce soit sur sa provenance ou le nom de son propriétaire. Mais à la place, elle trouva accrochée à la poupe une statue métallique que le sel de la mer avait recouverte d’une fine couche de calcaire. Elle représentait une femme. Sa tête avait été comme très soigneusement coupée et son corps s’arrêtait vers ses genoux. Elle n’avait pas de bras et, comme effacés, les traits et détails - si il y en avait eu - n’apparaissaient pas. Lise eut un mouvement de recul à la vue de cette si étrange figure de proue et elle s’éloigna de quelques pas dans le sable boueux. Elle sortie son Carnet de Rapport De Missions qu’on lui avait donné il y avait près de 5 ans et elle nota très précisément à la date du jour après les précédentes observations qu’elle avait noté :
— épave ancienne découverte au 19° degré à partir de la dune 20. En dehors de la zone envolée. Recherches à faire.
Elle n’était plus jamais allée vers la mer depuis l’interdiction songea Lise en se retournant vers l’épave et en l’observant longuement, généralement et pour une raison inconnue, c’était les personnes de haut rang qui avaient pour tâche d’aller vers les littoraux et elle était loin d’en être une. Dans tout les cas, on allait sûrement lui demander de revenir pour expertiser des éléments du bateau mais pour l’instant, retourner vers la carcasse ne lui disait guère.
Elle se détourna et après avoir prélevé de brefs échantillons au sol, elle s’éloigna rapidement et se dirigea vers sa voiture.
Ce n’est qu’une fois la portière claquée qu’une réalité lui revint de plein fouet.
Les bateaux, ça n’existait plus.

Ils avaient tous été interdits. Du jour au lendemain. D’après Eux, c’était à cause des tempêtes affreusement violentes qui avaient noyé énormément de personnes en mer.
Nous nous étions contentés de cette information et voir un bateau était devenu très rare, autant sur la mer, que sur la terre. Alors, trouver une épave pouvait facilement faire l’objet de discussions durant des mois et alimenter en masse des rumeurs toutes plus mauvaises les unes que les autres. Même les journaux ne se lasseraient pas de cette découverte de sitôt. Lise se souvenait avoir déjà vu des bateaux lorsqu’elle était petite mais elle n’aurait jamais pensé en revoir un jour.
Remuée et les mains crispées sur le volant, Lise respira un grand coup et démarra en trombe sur la route abimée, sa vieille voiture bleue crachant une fumée cireuse.

Le Service des Missions était un ensemble de bâtiments blancs ornés de gigantesques vitres qui renvoyaient la lumière du soleil. Des milliers de personnes y entraient - même brièvement - chaque jour et une masse grouillante s’entassait sur le large trottoir en face du Service pour tenter de passer son imposante porte dorée. La rue était strictement interdite aux véhicules mais celles aux alentours n’étaient pas épargnées par le flot d’engins qui se déversait comme un torrent.
Lise trouva miraculeusement une place quelques rues plus loin et se dirigea d’un pas rapide vers le Service. Elle avait troqué ses vieux habits chauds et ses bottes crasseuses contre la moitié de l’ensemble gris recommandé qui se constituait d’un pull de laine et d’un long manteau gris clair et pour le reste, elle portait un ample pantalon kaki qui se resserait aux chevilles ainsi que des bottines noires décorées de fines chaines argentées. Elle se faufila comme elle le put au travers de la foule qui s’énervait de la lenteur de l’avançée et gagna rapidement la porte, une main sur la poche qui contenait son carnet. Elle fila devant les vigiles qui étaient chargés de surveiller la foule et se dirigea vers un comptoir où une longue queue avançait lentement. Lise souffla, un sourire aux lèvres. C’était bien la première fois qu’elle arrivait si vite à une file d’attente et, finalement, même si c’était très mal vu, avancer en se servant de ses bras avait des avantages. Et puis de toute façon, elle n’avait plus rien à perdre.

La femme qui se chargeait de récupérer les carnets pour les examiner se trouvait derrière un guichet circulaire d’un blanc éclatant surmonté de vitres de verre qui allaient jusqu’au plafond.
Des piles de dossiers et de feuilles éparpillées entouraient la femme et une vieille horloge au mur battait les secondes de son aiguille tressautante. La femme était habillée d’une blouse blanche et ses cheveux noirs étaient serrés en une queue de cheval stricte qui lui tombait sur les épaules. Une petite fente dans le bas de la vitre face à elle lui permettait de prendre les carnets qu’on lui tendait et son pied tapait nerveusement sous la table où des post-its s’étalaient un peu partout ; attendant d’être triés. Le téléphone à sa gauche sonnait rarement mais elle savait que le service de renseignement était plus que débordé par les appels qui fusaient de toute part. Le petit homme maigrelet qui se tenait face à elle lui sourit aimablement lorsqu’elle lui rendit son carnet et s’éloigna à grand pas, visiblement pressé. Lise apparut dans son champ de vision et la femme lui décocha son sourire le plus professionnel. Lise le lui rendit et passa son carnet derrière la vitre. La femme le prit du bout de ses doigts maigres puis, après l’avoir posé sur la table, ouvrit la page de recherche de son ordinateur.
« - Prénom, s’il vous plaît » demanda t-elle sans un regard pour Lise qui observait le grand hall où des centaines de files d’attentes avançaient en un chuchotis qui faisait penser au murmure du vent dans les arbres.
« - L1i9s3e2 » repondit l’intéressée distraitement, sachant exactement ce qu’il fallait dire.
La femme pianota sur son clavier et demanda, le regard toujours fixé sur son écran.
« -5° mission ? Celle-ci dans la zone envolée ? »
Lise hocha rêveusement la tête puis reporta son regard vers la femme.
« - Je note ça... » souffla cette dernière en reculant légèrement son fauteuil à roulettes.
« - J’ai une question . » fit Lise, le visage soudain sérieux.
La femme leva ses yeux noisettes vers elle et l’invita à poursuivre.
« - Serait-il possible d’obtenir un rendez- vous avec le (elle hésita), Directeur ou le Chargé des carnets ? » demanda t-elle en faisant un mouvement de bras vers son propre carnet derrière la vitre.
La femme, surprise par la demande et ne sachant que répondre, balbutia quelques excuses et se dirigea vers le téléphone. Lise la regarda faire calmement et profita de l’inattention de la femme pour se pencher légèrement et regarder ce qui était noté sur l’ordinateur affichant son compte.
Une série de chiffres et de lettres incompréhensibles étaient étalés sur l’écran et une petite lumière orangée clignotait à certains endroits. Lise cilla et se redressa comme si de rien n’était, préférant ignorer les petits pouffements de l’homme derrière elle qui s’amusait de son indiscrétion.
La femme fit quelques mots d’excuses à son interlocuteur et posa le combiné téléphonique sur la table. Elle se dirigea ensuite vers Lise et lui demanda poliment :
« -Monsieur le Directeur voudrait savoir la raison, s’il vous plaît, mademoiselle. »
« - Regardez la 5ème page de mon carnet Madame, lui répondit Lise avec un petit sourire rassurant,vous saurez quoi lui dire. »
La femme hésita, puis attrapa le carnet sur le bureau et l’ouvrit à la page demandée. Elle le regarda fixement quelques instants, puis referma le cahier sèchement avant de le rendre à sa propriétaire.
Lise le repris maladroitement et la femme lui fit signe de partir. Sans comprendre la raison de ce refus soudain, elle s’éloigna de quelques pas hésitants vers la sortie qui baignait dans la lumière aveuglante du soleil, puis, après une brève hésitation, ouvrit son carnet à la couverture abimée par le temps.
Il ne restait que des lambeaux de la 5ème page.

Lise retourna plusieurs fois à l’épave. Elle avait trouvé à une dizaine de mètres un rocher sur lequel elle s’asseyait et d’où elle observait la masse de bois que le sable recouvrait peu à peu. Elle la regardait donc ainsi, durant plusieurs minutes, avant que le malaise provoqué par la vue du navire ne la fasse faire demi-tour et qu’elle ne rentre à la ville. Le dossier qu’elle avait finalement rendu sur la zone décrivait seulement les dunes et la forêt. Elle avait aussi fait expertiser plusieurs objets trouvés dans le sable mais n’avait absolument rien dit sur le navire. Alors chaque semaine, même si elle ne savait pas pourquoi, elle se rendait dans la zone envolée et observait. Elle aurait bien voulu obtenir du matériel pour dater l’épave mais pour cela il aurait fallu qu’elle précise pourquoi et c’était justement ce qu’elle ne voulait pas faire.
Lorsqu’elle était enfant, se souvint-elle, les bateaux parsemaient les océans et flottaient paisiblement dans les ports, les petites vaguelettes ondulants sous leurs coques. Elle en avait déjà pris un, pour passer d’une rive à une autre, et elle pouvait encore sentir le léger balancement de la petite barque qu’elle avait alors prise sur les eaux calme d’un bras de mer. Une mélancolie soudaine l’a pris et, peu à peu, Lise se perdit dans ses souvenirs et elle eue l’impression de pouvoir de nouveau sentir l’odeur du chocolat chaud que sa mère lui faisait enfant. Le temps passa et les yeux dans le vague, elle ne remarqua pas le grondement lugubre qui commençait à monter de l’océan ni les nuages noirs et le vent chargé d’électricité qui emplissaient l’espace autour d’elle. Ce n’est que lorsqu’une vague glacée s’écrasa bruyamment à seulement quelques mètres d’elle qu’elle fut arrachée de ses pensées et qu’elle vit ce qu’il se passait. « Ho, non non non non non » fit elle , paniquée, en sautant sur ses jambes et en attrapant précipitamment son sac à dos par la lanière. Le ciel grondait, les nuages noirs tournoyaient dans le ciel comme des milliers de serpents poursuivant leur proie ; les vagues s’écrasaient avec violence contre la rive et le vent soulevait le sable et la poussière, le faisant fouetter tout ce qu’il touchait. Lise courrait comme elle le pouvait dans cette tempète qui lui griffait la peau et l’aveuglait. Le sang lui battait aux oreilles et les bourasques l’empêchaient d’avancer. Elle fut rapidement épuisée. La bouche séche et la tête bourdonante elle se plaqua au sol et s’agrippa aux petits rochers qui le parsemaient. Un sifflement aigu emplit l’air puis une explosion soudaine la fit sursauter et elle se rendit compte que c’était sûrement sa voiture, poussée par le vent, qui avait du être projetée contre un arbre. Elle jura puis referma immédiatement la bouche en sentant le sable s’engouffrer à l’intérieur. Au bout de quelques minutes, elle se rendit compte qu’un rocher imposant à quelques mètres d’elle pourrait la protéger du vent et du sable comme un rocher dans un torrent et elle rampa difficilement dans sa direction. Elle se recroquevilla contre le rocher en priant pour que les vagues ne l’atteignent pas puis, complètement épuisée et la peau en feu, elle s’endormit.

Le parquet du navire craquait. Le bruit des vaguelettes qui s’écrasaient contre la coque résonnait entre les planches de bois humides et une odeur de moisissure et de sel flottait dans l’air. La lumière du jour balayait le sol penché de sa douce lueur et l’ombre des mouettes qui se posaient quelques fois sur l’épave apparaissaient furtivement avant de repartir en un bruissement d’ailes.
Lorsque Lise se réveilla, adossée au rocher où elle s’était refugiée, la seule chose qu’elle vit fut ce navire à la lueur de l’aube. Le bois trempé rayonnait sous le soleil et des reflets roux dansaient sur les mats. Malgré la force des éléments, le navire était toujours intact – même si le bois semblait étrangement creusé- et il donnait l’impression de tout juste s’échouer sur le rivage parsemé d’algues par la tempête. Lise resta de longues minutes allongée sur le sable, fascinée par cette splendide masse qui jetait son imposante ombre comme un rideau sur le sol.
Lorsqu’elle se releva enfin, la peau meurtrie, du sable mouillé dans ses cheveux emmêlés, ses habits lui collant à la peau, la gorge horriblement sèche, la première chose qu’elle voulut faire fut de se jeter dans l’eau glacée de la mer. Sentir le sable se décoller de sa peau et de ses cheveux, sentir la brûlure du sel passer sur ses blessures, guérir de cette léthargie où l’avait mise le monde dans lequel elle vivait ; à cet instant c’était la seule chose qu’elle voulait. Elle n’avait pas le droit, elle le savait, elle le savait, se baigner dans l’eau de mer était interdit, elle le savait, mais elle s’en fichait.
Alors elle entra dans l’eau.
Et elle comprit.