Les naufragés de pierre

29 avril 2022.
 

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Le souffle de l’Atlantique jetait ses dernières forces sur le rivage, si bien qu’elle pouvait sentir l’air frais de la côte bretonne. Ses petits pas s’enfonçaient dans le sable encore mouillé avec un bruissement timide. Ils la menèrent vers la forme indistincte restée ancrée solidement dans le sol, comme figée dans le temps, gisant sous les galets et les débris marins, insensible aux tourments d’Éole et de Poséidon.

Lise s’accroupit à côté du curieux monticule et entreprit de le dégager de la couche de varech qui l’encombrait. Elle balayait les dernières algues d’un revers de la main lorsqu’une petite vaguelette vint s’aventurer un peu plus loin que ses acolytes et mouilla ses chaussures. La marée commençait à monter.

La forme étrange avait l’apparence d’un corps humain taillé dans la pierre. Les yeux, complètement écarquillés, étaient surmontés par deux creux courbes et symétriques en guise de sourcils. La bouche ouverte formait un ovale horizontal. Pas de nez ni d’oreilles. Quant au reste du corps, il ne lui restait plus qu’une jambe, dépliée et droite, et plus qu’un bras, levé au niveau de la tête et pointant vers le haut. Plus Lise l’observait, plus ses formes semblaient se dessiner et se sculpter. Peut-être était-ce une statue antique ? Pourtant… le visage avait une expression tellement humaine ! Lise fut parcourue d’un frisson et détourna son regard.

Elle aperçut un homme dans une barque ; il ramait, à la recherche d’un lieu agréable où pêcher. Elle l’avait déjà remarqué, mais ne lui avait jamais vraiment parlé. C’est ainsi que Lise le voyait toujours : dans sa barque, pensif, les yeux dans le vide. Ses cheveux blancs lui arrivaient aux épaules et sa grande barbe neigeuse que serraient deux anneaux voletait au vent. Il était toujours vêtu de la même manière : une chemise bordeaux, une cape sombre quand il faisait froid. Cependant, Lise trouvait qu’il avait quelque chose d’inquiétant : toujours seul, il ne parlait à personne, et semblait préférer la compagnie des mouettes à celle des hommes. Quand Lise l’interpellait, il réagissait de façon des plus étranges : elle avait voulu se renseigner sur le type de faune que l’on trouvait sur la côte ; il lui avait répondu qu’il était Allemand, et lui avait jeté du pain comme il le faisait pour les mouettes.

Ne sachant que faire de la statue, elle l’appela pour lui faire part de sa trouvaille, mais le vieillard s’éloigna en ramant après lui avoir adressé un geste impatient de la main. Frustrée par un tel comportement, Lise tourna les talons et décida d’avertir les autorités locales. Une vingtaine de minutes plus tard, les gardes-côte arrivèrent en camionnette. Ils embarquèrent la statue après avoir promis à Lise de la confier à une équipe d’archéologues – ces derniers seraient très intéressés !

Lise était océanographe, et travaillait non loin de là. Elle regagna sa voiture, ne regrettant pas d’avoir fait cette petite halte. Elle continua de longer la côte, puis se dirigea vers le laboratoire, où elle collaborait depuis un mois avec une équipe de six chercheuses.

Elle raconta sa découverte à ses collègues, mais seulement l’une d’entre elles -avec qui Lise s’entendait bien- sembla particulièrement intéressée. Elles se mirent d’accord pour se retrouver le soir-même afin de poursuivre leur conversation tout en se promenant le long de la côte.

Tissia était une antillaise dont les cheveux nattés formaient de belles tresses fines qui ondulaient dans le vent doux du crépuscule. Sa peau dorée cacao luisait sous l’effet des derniers rayons de soleil. Elle portait en permanence des lunettes teintées sans doute à cause d’un problème oculaire… mais elle ne voulait pas en parler. Lise ne la connaissait pas encore très bien, mais cela faisait peu de temps qu’elle-même habitait dans le Morbihan et il fallait bien qu’elle se fasse des amis.

Une fois sur les sentiers de la côte sauvage. Tissia écouta le récit de Lise avec attention : « Tu aurais dû m’appeler ! », lui reprocha-t-elle.
Elle aussi pensait que ce pouvait être une statue antique, mais elle développa également une autre théorie : celle d’un cas très ancien de maladie de la pierre, ce qui expliquerait l’allure humaine de la statue, mais pas celle de la position dans laquelle elle se trouvait. Lise n’écoutait plus. Quelques bribes confuses d’un cours de latin de collège lui revenaient en mémoire : le mythe grec de la Gorgone pétrifiant ses victimes. Cela la fit sourire intérieurement.

Les deux jeunes femmes marchèrent encore un peu et s’assirent pour profiter du coucher du soleil, puis Lise évoqua le vieux pêcheur. D’après Tissia, il existait beaucoup de rumeurs inquiétantes à son sujet, les gens feraient bien de se méfier, on ne savait pas de quoi le vieux était capable ! Comme la nuit tombait, les deux promeneuses se séparèrent pour rentrer. Lise resta un moment immobile pour suivre du regard Tissia qui pressait le pas le long du sentier côtier.

Le lendemain matin, comme elle disposait d’un peu de temps avant de se rendre au laboratoire, Lise décida de retourner sur la côte sauvage, à l’endroit où elle et Tissia s’étaient quittées la veille. Elle emprunta le même chemin que sa collègue, lequel bifurquait vers une petite crique fréquentée par quelques pêcheurs.

Il n’y avait personne – rien que le soleil, à peine levé, ainsi qu’une petite barque qui flottait paisiblement sur l’eau tranquille du matin. Il semblait y avoir quelqu’un à son bord qui tenait une rame. Lise discernait de plus en plus nettement le corps d’un homme immobile. Lorsqu’elle fut arrivée au bas des marches qui menaient à la crique, les pieds dans le sable, Lise n’en crut pas ses yeux : l’une des mains était crispée autour de la rame, l’autre agrippée au bord de la barque. La tête, rejetée en arrière, était surmontée d’une casquette de marin qui ombrageait un visage gris à l’aspect rocheux. Les yeux, terrorisés, regardaient droit en face. La bouche semblait tiraillée des deux côtés. Le marin se trouvait à l’arrière du bateau comme s’il avait voulu s’en échapper. Il portait encore sa chemise à carreaux, son pantalon imperméable et ses bottes en caoutchouc.

Lise était encore sous le coup de la stupeur de sa découverte quand elle aperçut une autre barque qui s’approchait : celle du vieillard antipathique qui, visiblement, mettait le cap sur la crique. On aurait dit qu’il la fixait avec insistance. La panique s’empara de Lise. Elle se sentait comme prise au piège, incapable de donner du sens à tous les éléments qui se mélangeaient dans sa tête. Tissia lui apparut, debout, vêtue d’une robe noire, avec des bottes noires, des gants et un chapeau noirs également, ses lunettes fidèles la fixant, elle et le marin. Elle s’imagina courant comme une folle alors que le marin se réveillait, dansait et faisait tanguer son bateau, le vieillard la poursuivant avec des hurlements et en lui jetant des morceaux de pain. Elle hallucinait.

Lise poussa un cri. Elle sentit qu’on la saisissait par les épaules. Une gifle la ramena à la réalité. C’était Tissia. « Qu’est-ce que tu as ?", répétait-elle l’air inquiet, qu’est-ce que tu as ? Que s’est-il passé ? Je t’ai retrouvée par terre, tu es toute pâle ! Tu ne vas pas bien ! Il faut que je te ramène chez moi…

Lise se réveilla dans une pièce au décor ancien. Elle était assise sur une banquette de style romain, à côté d’une petite table sur laquelle était posée une tasse fumante. Devant elle se déroulait le fabuleux spectacle d’une cheminée flamboyante de couleurs et de crépitements. Un chat noir vint s’asseoir sur l’accoudoir de la banquette pour profiter du spectacle et se faire caresser.

Lise se mit à ressasser les événements récents. Pourquoi donc croisait-elle toujours ces créatures pétrifiées, figées dans le temps, condamnées à rester bloquées dans la dernière position, la dernière pensée, la dernière émotion ; celles de leur mort, pour l’éternité ? S’agissait-il de crimes ? Qui était coupable ? Pourquoi, lorsqu’elle s’était réveillée, avait-elle trouvé la barque vide ? Et la casquette du marin qu’elle avait cru voir flotter ? Où était passé son corps ?

Toutes les pièces du puzzle se bousculaient dans la tête de Lise alors qu’elle essayait de le reconstituer. Science, mythologie, fiction, réalité : elle ne savait plus à quoi se raccrocher. Elle dut s’assoupir quelques instants, bercée par le crépitement des bûches . Lorsqu’elle eut repris ses esprits, le chat était parti. Mêlé aux pétillements du feu, un étrange sifflement la troubla. Elle leva les yeux vers le miroir qui surmontait la cheminée et aperçut pour la première fois Tissia sans ses lunettes. Le visage magnifique de la jeune femme était désormais contorsionné et hideux : ses yeux irradiaient une lumière hypnotique et les tresses délicates avaient cédé la place à d’innombrables reptiles menaçants qui se dressaient autour de sa tête telle une auréole mortelle.