Derrière les Dunes

29 avril 2022.
 

[...] Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Elle pesait chacun de ses pas avec une attention particulière, rendant sa démarche mécanique, contrôlée. Elle éprouvait un tel respect pour les terres de ces hommes disparus qu’elle ne pouvait se permettre aucun débordement, même face à son impatience qui grandissait. Elle vit alors de plus près les algues entremêlées qui tissaient comme la silhouette d’un homme de moyenne stature. Lise s’approcha, avec une certaine retenue, de cet amas de plantes sous-marines qui recouvraient, peut-être, un squelette de ce monde préhistorique. Elle saisit une maigre branche qui jonchait le sol lessivé par l’érosion de l’océan, et en orienta la pointe vers le monticule brun.

Lise prit une grande inspiration, pour se donner du courage sans doute, et envoya une petite impulsion dans le bâton qui permit à l’extrémité de se faufiler sous l’une des feuilles de goémon. Elle se surprit à rencontrer une surface dure. Une grande bourrasque lui cingla soudain les joues, balayant ses fines mèches de cheveux vers l’arrière ; la tempête était violente, encore. Elle fit glisser la pointe de son bout de bois humide sur la largeur de la forme. Il fallait mettre à jour cette chose, tout comme les dunes disparues avaient dévoilé ces lieux. Lise enleva précautionneusement chacune des algues dissimulant l’objet, et, progressivement, elle put discerner la nature de l’aspérité qu’elle avait heurtée peu avant. Gisait là ce que Lise reconnut comme un tombeau en bronze. Elle termina de le nettoyer puis le contempla longuement, ne sachant que dire ni que faire. La chose était comparable à un large pavé métallique, dont la paroi semblait relativement épaisse.

Des inscriptions que Lise ne pouvait pas déchiffrer ornaient chacune des faces du coffre, gravées dans le métal. Il n’y avait aucune ouverture, pas la moindre fente visible. Lise demeura bouche-bée, décontenancée par sa découverte. Très certainement, cet objet ne pouvait dater de l’âge du bronze car, même durant son essor, une telle méticulosité dans la confection n’était pas réalisable à cette époque.

La jeune fille osa se rapprocher d’un pas, réduisant la distance qui la séparait de sa récente découverte. Elle ne pouvait détourner le regard de cette chose qui l’émerveillait autant qu’elle l’effrayait. Ses doigts frêles soulignèrent l’une des arêtes de la boîte, détaillant chaque inscription incrustée dans le métal glacé. La pluie battait toujours, froide et drue, résonnant sur le bronze et flagellant les membres de Lise. Ses vêtements étaient trempés ; les gouttes exsudaient une à une de sa veste gorgée d’eau. Pourtant, même gelée jusqu’aux os, elle ne cessait d’admirer ce tombeau préhistorique.
Une nouvelle rafale balaya la berge dans un puissant souffle. Lise dut se tenir fermement au bloc métallique, suffisamment lourd et résistant pour ne rien craindre du vent, ni de l’averse. Elle se redressa ensuite et convint que l’éventuelle ouverture qu’elle essayait de percer à jour en tâtant le cuivre du pavé n’existait tout simplement pas.
Résignée, Lise se leva. Ce coffre n’était de toute façon pas l’objet de sa venue. Elle prit la direction de l’emplacement des plus hautes dunes littorales qui faisaient, la veille encore, partie intégrante du paysage de la côte. La lumière jaillit soudain sur son visage. Un faisceau lumineux perçait enfin le ciel assombri d’orage. Elle discerna d’autres cercles éclairés par le jour qui contrastaient sur la couleur monotone du sable mouillé. Les nuages qui s’estompaient permirent aux puits de lumière de se relier entre eux en lignes brisées. Bientôt, tout l’environnement profita d’une douce lueur chaude ; c’était le calme après la tempête. Lise posa les yeux sur un rocher qui, partant du rivage, s’avançait vers le large. Elle s’imagina alors ses ancêtres, assis sur cette large pierre, pieds dans l’eau, entrain de se reposer après des heures de pêche. Le courant doux leur aurait caressé doucement les chevilles, effleurant la peau avec ses vagues houleuses.

Lise remarqua à ce moment-là que la roche, pareille au tombeau, paraissait gravée de multiples écritures. En s’y penchant plus attentivement et mettant à profit ses études d’archéologie, elle n’eut pas de difficulté à établir que ces inscriptions étaient semblables à celles du tombeau. Elle n’en reconnaissait pourtant pas l’origine, posant potentiellement les bases d’un langage inconnu du monde moderne. Lise était émerveillée ; elle n’avait pas envisagé, au cours de son exploration, faire de telles découvertes. Peut-être cette langue était-elle une partie majeure de l’hypothétique langue originelle de l’humanité, celle qui aurait permis à toutes les autres de voir le jour ? Lise se réjouissait déjà des études et recherches qu’elle allait pouvoir entreprendre grâce à sa découverte, dans la quête du savoir.

Elle dégagea son appareil photo de sa sacoche imperméable et prit quelques clichés de ce rocher semblant braver les flots, avant de poursuivre à nouveau son chemin vers l’endroit où ces hautes dunes côtières avaient été effacées par l’orage. Le souffle du vent s’était apaisé, et seule demeurait une brise douce qui se faufilait entre les souches et les troncs des arbres affaissés par la tempête, allant chatouiller l’écorce rugueuse. Lise mesurait ses pas avec la plus grande attention, pour éviter aux brodequins chaussés à ses pieds de se heurter aux obstacles créés par les vestiges de la forêt mis à jour. Elle prenait également soin de contourner les larges mares d’eau qui ponctuaient le sable délavé par le retirement des flots.

Elle posa un dernier pas, avant de relever les yeux vers là, où, ses souvenirs, encore, peignaient le portrait de ces montagnes de sable qu’elle ne pensait jamais voir disparaître un jour. Seulement, ce jour-là, elles s’étaient bien volatilisées, désagrégées par les bourrasques pour s’éparpiller dans l’océan. Çà et là subsistaient les mêmes lambeaux de végétaux déchus que ceux longeant le rivage. Elle peinait à concevoir que ces arbres avaient grandi sur ce sol depuis des millénaires. Le sable les avaient protégés, ensevelissant cette forêt depuis la nuit des temps. Un miraculeux prodige de la nature. Elle ne regrettait pas d’être venue et d’avoir écouté les conseils de son supérieur à qui elle ne prêtait habituellement pas grande attention.

Lise se sentait profondément honorée d’être la première dont les pieds foulaient les terres de ce peuple préhistorique. Ce sentiment profond d’exaltation, cette admiration ardente qui brûlait dans son esprit, ne s’apaisa guère quand son regard s’arrêta sur un tronc plus large que les autres, détonant dans le paysage par sa teinte plus profonde et sa hauteur légèrement inférieure. Le reste de l’arbre, dont Lise ne percevait pas la moindre trace, semblait avoir été violemment arraché à sa base, comme en témoignaient les marques de scission brutale que présentait la souche. Ce n’était pas le cas pour les autres végétaux que Lise avait pu observer. L’écorce était restée, coupée en dents de scie comme de multiples bifaces de bois, autour des innombrables cernes qui marbraient la partie supérieure du tronc. Ces pics paraissaient s’exhiber fièrement au léger vent qui balayait la côte.

Lise se pencha au-dessus de la souche, approchant sa main pour faire voyager l’extrémité de ses doigts le long de ce qu’il restait de l’enveloppe externe de l’arbre. Elle arrêta sa progression sur l’un des sommets. Elle s’étonna de la douceur de celui-ci. Il semblait avoir été soigneusement poncé, de manière à ce que la moindre aspérité soit éliminée. Cela ne pouvait être le résultat d’une cause naturelle. Cet arbre, était-il déjà réduit à une simple souche quand les ancêtres de l’humanité vivaient en ces lieux ? Ce tronc avait-il, par conséquent, une signification particulière, une importance dissimulée ? Lise ne savait pas.

Elle fut prise d’un sursaut quand elle sentit, brusquement, une chose se mouvoir contre sa jambe. Elle se retourna soudainement, tandis qu’un frisson lui parcourait l’échine. Elle perçut alors ce qui avait effleuré son mollet : une simple feuille de varech portée par le vent. Tandis qu’elle se rassurait de n’avoir été confrontée qu’à une banale algue de mer, Lise observa que ses mains, reposant derrière elle sur la souche, paraissaient s’enfoncer légèrement dans le bois. Elle se positionna à nouveau face au tronc et exerça une pression quelque peu supérieure sur l’un des cernes de celui-ci. L’impression de mouvement qu’elle avait eue n’en était pas une ; le cercle de bois descendait progressivement dans les profondeurs de l’arbre creux.

Lise ne savait comment interpréter la présence de ce mécanisme. Était-ce un phénomène naturel ? Elle en doutait fortement. Faisant fi de son manque de connaissances, Lise maintint la force exercée par ses paumes contre le bois, jusqu’à ce que le disque semblât mettre fin à sa descente. Elle concentra donc la pression sur un seul des côtés pour tenter de faire pivoter la pièce, afin de la déloger et de comprendre l’origine de tout cela. Le morceau de bois bascula, permettant à Lise de le saisir à deux mains. Elle le retira délicatement et le posa soigneusement sur le sol. Elle se pencha au dessus de l’orifice créé dans l’arbre. Il n’y avait rien.

Le soleil se couchait, projetant ses lueurs orangées sur les vagues régulières de l’océan. La marée ne tarderait pas à remonter. Le ciel, parsemé de nuages aux reflets roses, se dégradait dans une palette somptueuse de couleurs chaudes. Les premières étoiles se dessinaient au loin, sous la forme de minuscules points blancs.

Lise était déçue, elle qui pensait avoir découvert un élément clef du monde de ses ancêtres. Ainsi, elle reprit le disque de bois qui fermait auparavant la souche pour le remettre à sa place. Cependant, alors qu’elle le saisissait, ses ongles rencontrèrent une sorte de ligne creuse qui sillonnait le revers de la pièce. Intriguée, Lise la retourna. Des inscriptions. Le bois en était gravé de toutes parts. Mais surtout, trônait, au milieu, la représentation du tombeau que Lise avait découvert en premier lieu. Ses yeux s’écarquillèrent. Elle ne prit guère le temps de poser le disque de bois et courut à perdre haleine vers la tombe de cuivre. La lumière du soleil couchant baignait son visage ahuri, tandis que ses jambes avalaient la distance qui la séparait de son but.

Quand elle l’atteignit enfin, elle le retrouva dans le même état que celui dans lequel elle l’avait laissé. Face à l’océan, le cuivre miroitait. Lise examina pour la seconde fois la structure de la tombe. Elle tâta les faces latérales, les arêtes, et, finalement, la partie supérieure. Rien n’avait changé. Elle ne comprenait pas l’importance qu’était supposée avoir une boîte si détaillée sans la moindre ouverture. Alors que Lise repassait chaque inscription du bout des doigts, deux petits à-coups retentirent soudain. Ils firent résonner le métal, interrompant le temps d’une seconde le bruit de l’océan dans les oreilles de Lise. Elle recula brusquement, d’un bond en arrière précipité. Cela provenait de l’intérieur, elle en était persuadée. Lise était tétanisée. Elle perdit l’équilibre. La partie supérieure du tombeau sembla alors s’ouvrir, par le biais d’une ouverture inconnue. Le battant se leva lentement. Le mouvement était d’une fluidité presque parfaite. La tombe se vit débarrassée de son couvercle de cuivre. Un courant d’air passa, glacé. Le soleil était presque couché désormais. La sphère de feu disparaissait derrière la ligne bleue du large. La plaque de cuivre grinça contre la structure dans un sifflement aigu, avant de tomber finalement sur le sol.
On ne retrouva jamais la moindre trace de Lise.