En un battement de cils

29 avril 2022.
 

JOUR 1
Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.
Elle était à peine à cent mètres mais la distance qui la séparait de l’antiquité lui semblait énorme. Des centaines d’obstacles dont d’énormes champignons violets aux nuances bleu-gris qui lui arrivaient aux jambes, grouillaient de partout. Elle paraissait si minuscule par rapport aux arbres imposants qui surplombaient la forêt ! Elle était submergée par un flot d’émotions plus contradictoires les unes que les autres. La peur et la joie se mêlaient à l’émerveillement et à la réticence ou même à la curiosité et à la crainte.
En tant que journaliste, son besoin de découverte était piqué au vif.
Malgré son subconscient qui lui criait de ne pas y aller, quelque chose la poussait à entrer dans cette étrange construction ; une petite voix la suppliait de s’approcher, ce qu’elle fit donc.
Elle marcha et se retrouva très rapidement au pied d’un énorme amas de bois, dont on ne distinguait que vaguement la forme de près, et qui tombait en ruine. Presque inconsciemment, elle se dirigea à l’intérieur.
Une fois dedans, ses yeux pétillèrent d’émerveillement, malgré l’infâme odeur de renfermé qui s’y trouvait. Il y avait de tout : des bijoux, des vêtements, de vielles horloges, des lits, des armoires et bien d’autres choses entassées pêle-mêle.

Lise avançait, sans s’en rendre compte, sa soif d’aventure n’étant pas rassasiée.

Elle commença par aller à sa droite, longea les parois de l’épave, enfila quelques bijoux en or, continua, haletante, tellement son excitation était intense. Le souffle court, elle s’assit afin de reprendre sa respiration. A ce moment-là, elle entendit un bruit, à peine perceptible, un murmure dans la pénombre.

Lise sursauta faiblement, surprise et désemparée. Il y avait quelqu’un !
Mais qui ?

La jeune journalise, apeurée, tourna lentement la tête. Du courage, il lui en avait fallu pour entrer dans cette épave, mais savoir que quelqu’un y était, ça en demandait beaucoup plus !
Elle se retrouva nez à nez avec une jeune fille d’environ quatorze ou quinze ans. Elle était très belle et captivait le regard : la jeune enfant était foncée de peau, les cheveux décoiffés en un bel afro désordonné, et surtout, avait de magnifiques yeux verts.
Le contraste entre sa peau ébène et ses yeux clairs était saisissant, Lise n’avait jamais rien vu de tel.
Cette fille hypnotisait Lise, elle n’arrivait pas à détourner son regard ; et elles restèrent à se fixer de la sorte pendant une bonne dizaine de secondes avant que l’enfant ne baisse les yeux pour après se lever en un mouvement brusque.
Elle se mit à parler.
« Bonjour, je m’appelle Anamé et vous ? » Elle s’exprimait avec difficulté, comme si elle butait sur les mots, les cherchait.
Elle n’était finalement pas la seule à être venue ici, et encore moins depuis la préhistoire ! Il fallait qu’elle en sache plus.
Lise se leva à son tour afin de se présenter, elle faisait environ une tête de plus que la beauté aux yeux émeraude.
« Hum, bonjour, Je suis Lise, qui es-tu, que fais-tu ici ?
« Venez-vous d’arriver ? Comment ? Par Où ? Tellement de questions ! » Elle débitait à toute vitesse ou du moins essayait, car son français était étrange, comme non maitrisé.
Lise ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire par là, mais elle aussi, les questions s’entrechoquaient dans son esprit, si bien qu’elle ne savait par où commencer.
« Hum oui, je suis arrivée, elle marqua un temps de pause, pour estimer le temps écoulé depuis son entrée dans la forêt, je dirais il y a environ une heure ou deux. J’ai trouvé cette épave au milieu de champignons bleus et violets.
— Des champignons bleus ? C’est la période ! Enfin ! »
L’enfant était excitée et sautillait dans tous les sens. Lise, dans l’incompréhension, se hâta de la questionner davantage.
« La période de quoi ? Que fais-tu ici ? Depuis combien de temps es-tu là ? »
— La période d’ouverture ! La forêt ne s’est ouverte que trois fois depuis que je suis entrée et pendant cinq jours seulement. Ça fait trois périodes que je suis là.
— Trois périodes ? Comment ? La forêt se referme ? Je peux rester enfermée ? Mais tu as quel âge ?
— J’ai 13 ans et je m’appelle Anamé.
— Oui je sais tu m’as déjà dit ton prénom. Mais comment tu es arrivée là ?
— Mon maitre m’a amené ici et j’ai trouvé cette forêt.
— Ton maitre ? Hein ?
— Oui madame, ma mère est morte quand j’avais six ans, J’étais en Martinique quand le maître m’a amenée dans sa maison. Madame Elot m’a appris à faire à manger, à faire sécher le linge et à m’occuper du bébé. Elle me disait tout le temps que j’avais de beaux yeux et qu’ils m’avaient sauvée des pénibles travaux des champs, je n’ai jamais compris pourquoi. Elle disait aussi que le maître aimait mes yeux. C’est Madame Elot qui m’a appris à parler la langue du maitre. Ça s’appelle le français, vous le parlez aussi, Madame Elot dit que c’est la langue des blancs. Après, le maître m’a dit de monter dans son grand bateau, il m’a dit que j’étais un cadeau pour sa femme, que j’étais spéciale et que j’avais de la chance, là-bas, j’allais être sa servante. »

Elle pensa à voix haute.
« La Martinique ? Il y a 300 ans ? Les blancs ? Le maître ? »
Elle regarda la peau foncée d’Anamé et compris.
« Tu étais donc… une … esclave ?
Lise bouche bée, refusait d’y croire, comment était-ce possible ? L’enfant serait là depuis plus de trois cents ans ? Elle n’aurait pas vieilli ? Anamé mentait surement, mais la jeune journaliste sentait que cette forêt renfermait une multitude de mystères impossibles à résoudre.
— Oui mais j’ai été bien traitée ! répondit innocemment la jeune fille. Osama mon meilleur ami, lui, est resté dans la plantation et tous les jours, il travaillait la canne, du petit matin jusqu’au soir.
Lise remarqua que son langage était déjà plus fluide, comme si les mots oubliés lui revenaient au fur et à mesure.
— Mais, mais, attends, la forêt se referme ? Elle s’est donc ouverte aujourd’hui ?
— Oui je crois, hier j’ai cherché les champignons mais je n’ai rien trouvé. »
Pensive, Lise reprit :
« Mais comment as-tu fait pour survivre toutes ces années ? Comment t’es-tu nourrie ?
— La forêt est magique, répondit l’enfant en haussant les épaules. Elle est très gentille et fait apparaitre des arbres à fruits ou me donne des animaux à faire cuire quand j’ai faim, me procure des ruisseaux quand j’ai soif. »
Comme pour illustrer les propos d’Anamé, une petite rivière se matérialisa entre la journaliste et sa nouvelle rencontre. Lise recula d’un pas afin de ne pas se mouiller. Elle ne réalisait pas ce qu’elle vivait : c’était tellement incroyable.
Se rendant compte qu’elle avait soif, lise s’agenouilla et but goulûment l’eau fraiche que la forêt lui avait offerte.
Dès que la soif de la journalise fut étanchée, le ruisseau s’évapora.

Anamé prit la parole :
« Il faut absolument que l’on sorte de la forêt, bien qu’elle soit accueillante, il faut s’en aller.
— Oui, acquiesça Lise, vite il faut trouver la sortie. »
Les deux prisonnières décidèrent donc de revenir sur les pas de Lise.
Elles avaient déjà marché deux bonnes heures quand elles durent se rendre à l’évidence : l’endroit d’où la nouvelle venue était arrivée avait disparu.
Désemparées les deux filles, épuisées, s’assirent en tailleur afin de réfléchir.
« Qu’est-ce qu’on fait ?
— On verra demain Anamé, la nuit porte conseil. »
En effet, la nuit tombait à présent. Elles retournèrent avec peine dans l’épave pour dormir.

JOUR 2
Les rayons du soleil réveillèrent Lise et Anamé. Elles se levèrent et sortirent de la construction qui leur servait d’abri. Il y avait des arbres fruitiers partout, les aventurières se servirent généreusement pour prendre des forces : une longue et périlleuse journée les attendait.
De plus en plus de champignons aux nuances bleutées poussaient de tous les sens et dans toutes les directions.
Aux alentours de midi, les filles s’arrêtèrent pour manger et boire ce que la forêt leur offrait. Le soir, elles décidèrent de ne pas rentrer à l’épave, cela ne servirait à rien car elles continueraient leur chemin le lendemain.

JOUR 3
Rien, elles retournaient sans arrêt sur leurs pas, tournaient en boucle ou se perdaient dans des coins sombres et effrayants. Chou blanc. Encore.

JOUR 4
Lise et Anamé se décourageaient petit à petit.
Elles slalomaient en vain depuis trois jours, leurs espoirs se réduisaient à néant. Faudrait-il rester cent ans de plus dans cette forêt enchantée ?
Les champignons insolites, qui, le troisième jour encore, étaient abondants, se fanaient maintenant à vue d’œil. Synonyme de l’approche de la fermeture.
Lise commençait à bien connaître Anamé et elle l’appréciait. Si elles parvenaient à sortir, Lise lui avait promis de tout lui apprendre sur le monde d’aujourd’hui.
L’enfant avait été ravie de savoir que les noirs étaient (presque partout) considérés égaux aux blancs. C’était, disait-elle, un cadeau du ciel. Elle en parlait tout le temps, elle faisait une prière pour remercier le seigneur d’avoir permis aux hommes d’ouvrir les yeux.
Les filles avaient une piste, elles avaient trouvé une allée de champignons, cette fois, violets et roses. Ils étaient leur dernière chance de revoir le vrai monde.

JOUR 5
Lise et Anamé avaient passé une nuit agitée, une légère de tempête avait détruit l’abri de fortune que les deux filles s’étaient construit.
C’était le dernier jour, Lise paniquait, pleurait et était dans tous ses états. Anamé quant à elle, se résignait à rester dans cette prison. Elle ne verserait pas de larmes, elle avait déjà échoué trois fois ce ne serai pas une quatrième qui la tuerait, en plus, maintenant, il y avait Lise, elle ne serait pas toute seule.
Les champignons violets roses formaient toujours un chemin, que les deux exploratrices parvenaient maintenant à distinguer et suivaient instinctivement. Ils étaient difficiles à suivre car ils disparaissaient sans cesse et réapparaissaient deux pas plus loin.
Le soleil de midi tapait déjà quand Lise et Anamé firent une pause de dix minutes à peine : pas le temps de se reposer plus ! Elles n’avaient plus que dix à douze heures pour trouver la sortie.

Heure -6
Elles suivaient toujours désespérément les champignons roses, perdant tout espoir de voir le vrai monde.

Heure -2
Les champignons roses n’apparaissaient plus. Le duo était perdu. Que faire ? Où aller ? Il ne restait que deux heures pour partir à tout jamais de cet endroit mystique.

Minute -50
Les deux filles s’étaient assises, épuisées et désespérées. La forêt leur donna généreusement à boire et à manger mais leur désir de sortir étant profond, elles repartirent animées par l’énergie du désespoir.

Minute -20
Anamé buvait tandis que Lise cherchait par tous les moyens un miracle qui leur permettrait de sortir de ce labyrinthe quant, soudain, elles entendirent un bruit. Mais pas n’importe quel bruit : des rires d’enfants. Impossible qu’ils viennent de la forêt, elles étaient seules.
« Anamé, tu as entendu ?
— Oui ! suivons les rires avant qu’ils ne s’arrêtent, vite ! »
Les deux filles couraient maintenant vers leur dernier espoir de sortir.

Minute -5
Lise s’arrêta net, faisant, au passage, tomber Anamé qui la suivait de près. Devant elles se trouvait un rideau de lianes qui cachait une source de lumière. Lise se hâta de relever Anamé et elles poussèrent ensemble le rideau.

Elles voyaient actuellement les dunes que Lise avait laissé cinq jours auparavant.
Lise et Anamé coururent sans se retourner, quittant la forêt qui avait bien faillit les garder prisonnières pour un siècle.
Arrivées à une distance suffisante de la forêt, le duo chercha d’où venaient les rires qui les avaient sauvées. Elles virent alors un groupe de quatre garçons qui poursuivait un cinquième.
Ce dernier riait aux éclats et courrait à une vitesse impressionnante, s’approchant dangereusement de la forêt.
Lise et Anamé lui hurlèrent de s’arrêter, mais le petit garçon blond, tout à son jeu, continua sa course. Anamé ferma les yeux, rassembla son courage pour repartir vers la forêt pour stopper le blondinet, mais en un battement de cils, il avait disparu et la forêt avec lui.
Les deux compagnes d’infortune restèrent immobiles telles des statues.
Grâce à ce petit garçon, elles avaient pu s’échapper, mais lui, était maintenant captif pour au moins cent ans.
En échange de leur liberté, il semblait que la forêt avait fait un nouveau prisonnier. C’était deux vies contre une.