"Demeurer à jamais un Deviseur du monde" par Jacques Lacarrière

1er juin 2020.
 

Se peut-il qu’aujourd’hui, alors que des centaines de satellites sillonnent notre ciel et nous transmettent en un instant des images de l’autre bout du monde, se peut-il que les voyages, certains voyages tout au moins et certains voyageurs, aient encore le pouvoir et le don de nous étonner ? Et en quoi seraient-ils ou sont-ils étonnants ?

Si d’aventure vous souhaitez découvrir les amours des orangs-outans dans les forêts de Bornéo ou ceux de l’orignal dans les sylves du Nord canadien, point n’est besoin désormais de voyage, de livres ni de voyageurs : un bon fauteuil vous suffira et un écran gris qui s’éclaire. Pourtant ni les voyages ni les voyageurs n’ont tout à fait perdu leur raison d’être, n’ont tout à fait perdu leur pouvoir de nous étonner. Et pas seulement dans les poèmes de Baudelaire ou dans la ville de Saint-Malo avant, pendant et même après le Festival qui s’y déroule chaque année dans la double rumeur conviviale des stands et de la mer, non pas seulement là mais ailleurs et presque partout dans le monde, en tout cas partout en France. Ce qui, pour ma part, m’étonne et me ravit dans la vogue affirmée des livres de voyage - des livres d’écrivains s’entend, des livres qui vous font voyager, à ne pas confondre, comme le disait Breton, avec ceux qu’on lit en voyage - c’est ce besoin toujours présent, toujours vivant de trouver un intercesseur entre l’Autre et soi-même, un essayeur d’Ailleurs qui a pris les risques avant nous, un inventeur d’espace au sens ancien du mot quand on nommait Invention du monde les récits de voyage au long cours. Et aussi Devisement du monde le fait, à son retour, de raconter ses aventures en les mettant par écrit dans un livre, comme le fit Marco Polo. Si l’on veut devenir étonnant voyageur, inventer le monde ne suffit pas, il faut aussi le deviser. Sans devisement, pas d’invention durable, pas d’aventure crédible.

Voilà, je crois, la source de tout étonnement, à propos des voyages. Non qu’on puisse aujourd’hui parcourir le monde entier en quelques heures mais que, depuis Marco Polo, il y ait encore des gens qu’on nomme ou baptise écrivains et qui continuent à le deviser. Ce sera désormais ma devise, à Saint-Malo et partout dans le monde : demeurer à jamais un Deviseur du monde.

Jacques Lacarrière