Mes premiers pas chez les sauvages, par Jacques Meunier

22 mai 2020.
 

TROP tard. Je suis arrivé trop tard. L’Amazonie était déjà un terrain vague. Une terre indolente et maussade. Désaffectée. Lorsque je racontais aux gens des bourgs que j’avais fait un voyage de plusieurs semaines sur un cargo transatlantique et dans des trains infestés de police, d’ivrognes et de contrebande, pour terminer sur le pont de leurs péniches-poulaillers, ils me regardaient d’un air navré. Je devais être un simple d’esprit ou, pour les mieux disposés, un touriste égaré.

C’est bien plus tard que je compris la véritable nature de mes déplacements : j’étais une sorte d’artiste nécrophage et un fossoyeur de traditions. Un antiquaire de causes perdues. Les ethnologues ne sont-ils pas, en effet, ces oiseaux de malheur qui ignorent tout de ce que leur arrivée signifie déjà ? Leur venue ne signe-t-elle pas déjà la mort de ceux qu’ils viennent observer ?

Calé dans un hamac, tirant sur une pipe bourrée de tabac indigène, je tuais le temps à potasser un manuel d’espagnol et à guetter le passage d’un tapir ou la fuite d’un fourmilier. Je suivais d’un œil nostalgique le vol rectiligne des perroquets. Je partageais la solitude des peuples.

Avec ses eaux couleur café, ses plages blanches, ses singes acrobates et ses tortues somnambules, le fleuve s’ouvrait aux rêves d’enfance et de primitivité. Il semblait glisser entre les pages d’un ancien abécédaire illustré. Impassiblement.

De fait, par ce nouvel apprentissage, je redevenais un enfant professionnel... Je régressais ou, pour mieux dire, j’accédais à une nouvelle simplicité... L’Amazonie a ceci de particulier qu’elle invite à confondre géographie et introspection. C’est autant une terre d’avenir qu’une terre de mémoire. Chacun y médite sur son sort.

Drôle d’impression. Le climat lui-même, l’atmosphère sucrée et légèrement fiévreuse, l’entassement des sacs d’oranges et de pamplemousses, les odeurs de nuit, et ce type là-bas recroquevillé dans son hamac qui lit un roman-photo sous le halo d’une lampe-tempête, évoquaient immanquablement le temps où, pour manquer l’école, on simule un brin de température. Oui, voici mon premier sentiment d’Amazonie et l’idée que j’associe, sans trop savoir pourquoi, à mon premier voyage : convalescence. Seuls les grands malades - ceux des sanatoriums et des stations thermales - doivent comprendre le mot tel que je l’entends ici. Il sent l’espoir et la magie, il a quelque chose d’initiatique, c’est une rémission. Un retour à la vie.

Mes deux malles-cabines chargées d’hameçons et de miroirs - cadeaux à l’usage des Indiens - dorment dans la cale.

Mousquetaires

De tous les fleuves que j’ai courus, le rio Guaporé fait figure d’exception. S’il n’a pas la majesté du rio Negro ou la transparence du rio Tapajoz, il ne faut pas s’attendre à voir se profiler des guetteurs indiens, comme sur le Haut-Orénoque, s’il n’est pas cet ossuaire d’arbres morts que sont le rio Curanja et le rio Mavaca, il a un peu de tous ceux-là. Quand la pluie le hachure ou que les éclairs de chaleur font trembler ses toiles de fond, il ressemble à une gravure du XIXe siècle...

Le moteur de la lancha frappe des coups sourds et le rideau des arbres lui répond... Les lanchas sont les péniches d’Amazonie. Certains traduisent le mot par lanche, pour des raisons d’euphonie, je préfère les appeler des chalands. Techniquement, ils tiennent du ponton de débarquement et sociologiquement, de la jonque indochinoise. Pour ce qui est de la vitesse de croisière : un char à bœufs. On y prend une gueule d’exil et une figure d’émigrant. On y attrape vite des manières d’indigène blanc.

Souvent, le soir, après la viande boucanée et la farine de manioc ou la banane verte bouillie, les passagers se rassemblent. On boit le thé dans des boîtes de conserve et, entre deux goulées trop chaudes, on se dit quelques vérités. Certains malaxent des oranges contre leurs lèvres. On crache les pépins par dessus bord, virils.

Celui qui s’adresse à moi est un instituteur brésilien ; il porte une chemise taillée dans un sac de farine et un pantalon bleu pétrole. Sa barbe naissante semble des traits de fusain. Il a la trentaine. Mal à l’aise, je réplique : " Hé, Brésilien ! C’est vrai que dans le Mato-Grosso, on t’appelle la terreur-des- analphabètes ? "

Voilà. Le défi est relevé. Un type s’exclame : " Taisez-vous ! ", et l’unique poste à transistors du bord se tait. Alors le Brésilien, avec son fort accent du Nord-Est, revient à la charge : il accuse les étrangers d’être tous des imposteurs et des espions. Les Français surtout... Ils ne savent que critiquer et accuser les autres de génocide. Ils écrivent dans les journaux. Ils dénigrent le Brésil et la Bolivie. " Mais à eux, leur a-t-on jamais demandé ce qu’ils avaient fait de leurs mousquetaires ? "

On l’approuve et je reste coi. Je ne suis pas très enclin à me battre dans ces cas-là. Je lui demande pourtant ce que viennent faire les mousquetaires dans cette histoire. Il s’explique.

Tout ce qu’il sait de la France vient d’Alexandre Dumas. Il a lu tous ses livres. Il a aussi entendu parler de l’Indochine, de l’Algérie et du général de Gaulle. Et de Brigitte Bardot, naturellement. Mais comme aujourd’hui on fait silence sur ces hommes remarquables que furent les mousquetaires, il en conclut qu’ils ont été victimes d’un holocauste.

Qu’on les a supprimés. Il me faut un temps pour comprendre : dans son esprit, les mousquetaires étaient une tribu qui campait dans un coin d’Hexagone. Ils vivaient comme vivent les Bororos dans le Mato-Grosso, ils parlaient une langue à part. Ils faisaient la guerre à leur compte pour se procurer des femmes et des chevaux. De temps en temps, pour survivre, ils s’engageaient comme mercenaires et luttaient aux côtés du roi de France, contre une ethnie adverse qui avait fait alliance avec le cardinal...

Son explication est lumineuse. Sans faille. L’assistance le sent bien qui déguste la leçon. Je me sens gringo comme pas deux... Et si je me lançais dans une explication subtile où interviendraient les concepts de " diachronie " et de " synchronie ", j’aurais l’air de quoi ? Non, l’argument semble imparable et, en n’y répondant pas, je m’avoue vaincu. Le Brésilien me tend une cigarette. " La politique n’empêche pas l’amitié ", déclare-t-il, beau joueur. L’auditoire se disperse.

J’ai du mal à trouver le sommeil. Les mousquetaires n’y sont pas pour rien. Le quiproquo m’aura appris beaucoup de l’immensité intime de l’Amérique du Sud : ici, la géographie a acclimaté l’histoire... le passé et le présent se juxtaposent, coexistent... Les capacités du territoire ont embrouillé la chronologie... Les hommes d’hier survivent quelque part, presque toujours... à moins qu’on ne les chasse, à coups de winchester !

Un grenier d’humanité

Nous voilà à pied d’œuvre, la lancha accoste à Puerto-Moré. Rien de plus qu’un alignement de bungalows couverts de palmes ou de tôles ondulées. El Loco, le commandant de bord, me donne l’accolade : " Bonne chance, Mister ! "

Planté là, avec mes deux malles-cabines et le hamac roulé, je regarde s’éloigner le bateau. La cloche qui coordonne les manœuvres bat trois fois pour demander le plein régime, et le trac me prend : qu’est-ce que je fous ici ?

Heureusement, Don Luis Leigue m’a donné une " lettre de recommandation ". Une modeste carte de visite, en fait. Je souris : à gauche, en regardant vers l’amont, il y a le Mato-Grosso ; derrière moi, l’Amazonie bolivienne et les savanes de Mojos, au-dessus, un plafond anormalement bas et, partout, l’inconnu. J’aborde l’inconnu avec une carte de visite à la main.

" Va en Bolivie elle est sous-ethnographiée ", vous a dit un ami. Cynique, la boutade a fait des dégâts : adieu l’Afrique, l’Océanie, l’Asie, l’Australie et les deux pôles ! Très vite, vous vous êtes retrouvé devant d’autres choix. Les Indiens du Haut-Plateau ou ceux de l’Amazonie ? Comme vous n’aviez pas la fibre économiste et peu de goût pour les archives, vous avez renoncé au monde néo-féodal des Andes. Dans le fond, ce que vous souhaitiez, c’était moins rencontrer un groupe d’hommes aux manières différentes qu’un ordre primitif généralisé. Un grenier d’humanité.

Misère et protocole. L’hospitalité amazonienne obéit à des règles compliquées qu’il faut respecter.

Les enfants et les femmes n’osent pas approcher. Les chiens aboient. Un homme enfile une chemise blanche et passe un peigne mouillé dans ses cheveux noir. Il râle un peu parce que ses chaussures, imitation plastique, lui font mal aux pieds. Il approche :

D’un coup d’œil, il jauge l’importance du nouveau venu à son accent, à son âge et au volume de ses bagages. Il l’amène chez lui pour boire un verre. Les malles-cabines suivent.

Premières questions : Ça vous plaît la Bolivie ? Vous connaissez La Paz ? Depuis combien de temps vous êtes en Amazonie ? Est-ce que vous " savez " manger le manioc ?... Il s’excuse de sa pauvreté et de l’inconfort de la maison. Sa femme s’active devant le four du coin-cuisine. La fumée envahit l’unique pièce où bientôt s’entasse la moitié du hameau... C’est alors qu’il pose la question-clé : pourquoi êtes-vous venu à Puerto-Moré ?

Inutile de se lancer dans une explication détaillée, il suffit de répondre " para conocer ! " pour connaître... C’est évasif et suffisant. Il n’ira pas plus loin dans un premier temps. Les lois d’hospitalité sont aussi lois du silence. Imaginez que je sois un homme politique en cavale ou un criminel, un trafiquant de drogue ou un espion, le seul fait de partager mes confidences le rendrait complice. Les Amazoniens préfèrent ne pas savoir. Votre " para conocer " leur rend la politesse.

Celui qui m’accueille a une femme indienne très jeune. Elle me tend une assiette émaillée et une cuillère en bois d’acajou. Le motif rutilant de la vaisselle, un bouquet de roses rouges, disparaît sous une épaisse soupe de manioc où flottent des piments... Selon l’usage, je dis au maître du lieu : " Vous prendrez bien un peu de soupe avec moi ? "

C’est alors seulement qu’il sort la carte de visite qui est ainsi libellée : " Ami de toujours, pouvez-vous procurer un cheval à l’estimé porteur de la présente qui se rend à Monte-Azul pour une semaine ?

" Ensauvage-toi ! ", " tribalise-toi ! ". Telles sont les expressions, hors de saison, que j’emploie pour marquer le pas du cheval.

Je me suis délesté du superflu. Seulement un sac étanche et une carabine 22 long rifle. Pas d’appareil photo. Dans les poches de la selle, des boîtes de lait concentré, du sel, du riz et une carotte de tabac...

Le cheval connaît la route de Monte-Azul. Il suffit de le laisser aller, rênes basses. Des milliers d’oiseaux se lèvent à notre approche. Pour éviter de tomber dans les clichés " paradis perdu " ou " matin du monde ", j’adopte un adjectif entendu un jour à Buenos-Aires à propos d’un opéra : orgasmique.

Après trois quarts d’heure de route... palmiers à l’horizon. L’euphorie devient déprime. J’exagère : mais c’est vrai, à part le cœur qui a un goût de noisette, j’ai une dent contre les palmiers. Le culte du palmier m’exaspère. Peut-on se défendre d’un préjugé aussi sot ?

Les palmiers sont des poseurs. Photogénique symbole des Tropiques, ce sont des natures mortes. Des feux de Bengale, des fontaines pétrifiées. Ils me font l’effet d’un coïtus interruptus. Les esthètes raffolent de leur beauté gratuite et langoureuse. Mélancolique. Éolienne. Sur les cartes postales, ils soulignent mollement la courbe des plages... L’Occident colonial les a perverti, ils mettent en scène le réel pour cacher la réalité. Que ce soit le palmier-cocotier des Indes, le palmier royal des les Caraïbes, le palmier Moriche du Haut-Orénoque ou le palmier-dattier de certaines parties de l’Orient, ils sont à la libre dérive ce que le sapin de Noël est à la pensée de Fidel Castro : une incongruité et un cliché sans doute poétique, mais tout à fait artificiel (1).

Football

D’être faux ne les empêchent pas d’être utiles. Ils fournissent de l’ombre, de la nourriture, du bois de charpente, du combustible, des matériaux de construction, des fibres, du papier, de l’amidon, du sucre, de l’huile, de la cire, du tanin, du rotin, du marbre végétal, du vin...

Une autre voix s’entremet et me sort de mes ruminations botaniques : " Espèce de con, tu voyages sans chapeau par un temps pareil ! "

Je suis à Monte-Azul.

Là où je pensais trouver une aidée sauvage, une cité lacustre ou une maison collective tressée de palmes et de roseaux, il y un terrain de football ! Pire : d’horribles baraquements, distribués en forme de U, encadrent une maison coloniale à deux étages. En haut du perron, sorte de mirador, trône une énorme cloche pour sonner les rassemblements. Don Salomon qui m’escorte désormais a deviné ma surprise : " Les Indiens ne sont plus des sauvages, tu sais... Ce sont des gens. " Ah, bon !

Un peu nain, chauve et très bancal, don Salomon parle par rafales. Il fut cordonnier et aujourd’hui il se prétend guérisseur et leveur de sorts. " Il n’y a personne à la colonie ? " Don Salomon rigole : " Non tu vois... Les Indiens préfèrent vivre à l’extérieur comme autrefois... "

" T’es anthropologue ? ", me demande don Salomon, qui en a déjà vu passer une demi-douzaine. Faussement distrait, je m’entends lui répondre : " Pas encore ! " Et j’ajoute : " Je fais une excursion... " " Para conocer ? " " Para conocer. "

Nous flânons sous les arcades d’une forêt extrêmement propre. Nous nous arrêtons près d’une lagune. Après avoir ferré des piranhas (palometa) et des poissons chats (bagre), nous allons saluer les maisonnées voisines. Don Salomon me présente. Les Indiens se marrent : " Franchement, venir de Puerto-Moré à Monte-Azul, sans chapeau, à une heure pareille ! " Les poissons grillent sur le boucan. On boit de la bière de maïs dans une seule et même calebasse qui circule. Les effets de l’insolation se font sentir. Ça chauffe.

Les Indiens, je les entrevois à peine... Polis, emphatiques, mondains presque. Ils parlent l’espagnol mieux que moi. La pêche, la chasse, le fric et la météorologie sont leurs principaux sujets de conversation. Encore qu’ici, apparemment, il n’y ait pas de propos suivis et que tout puisse se dire sur le mode de la plaisanterie, même les choses graves. Même les choses macabres.

Le mot " cavadzi " revient souvent. Don Salomon m’explique que, demain ou après-demain, nous allons changer d’année... Les Morés ont un truc infaillible pour le savoir, ils respirent profondément pour s’imprégner des " odeurs du temps ", ils plissent les yeux et, après un bref silence, ils fixent la date du nouvel an. Il paraît que leur horloge olfactive ne se trompe jamais.

En rentrant, nous nous arrêtons dans une hutte bizarre et à moitié effondrée. Elle est occupée par un vieillard aveugle qui possède un iguane semi-apprivoisé. Pour faire parler l’ermite, don Salomon réclame l’histoire de " tacuara flecha ". La moitié du mythe m’échappe : en gros, il s’agit d’un cannibale qui après avoir croqué ses femmes et ses enfants, se dévore lui-même. Il ne reste plus qu’un squelette qui, à son tour, devient une plante : une espèce de bambou qui sert à faire des flèches. C’est pourquoi aujourd’hui encore, quand le vent mugit dans les massifs de " tacuara flecha ", les femmes et les enfants ont peur et ils s’enfuient.

Le conteur souffle dans ses mains pour imiter le bruit. On fait semblant d’être effrayés et le vieux, malicieux, s’exclame : " Menteurs ! " Ensuite, il montre comment les Morés tendent leurs arcs et, en claquant des doigts, il décoche des flèches imaginaires. Fulgurance des gestes et des sons : flécher se dit ffruuna, en moré.

Le soir, à la lueur de la lampe à kérosène, j’essaie de me remémorer le détail des péripéties de la journée. Les phrases dansent un peu et je m’effondre dans le hamac qui, soit dit en passant, est un merveilleux berceau.

Nous jouons au football. Les Morés dribblent à la brésilienne et les buts s’additionnent. L’ex-cordonnier fait l’arbitre. Il claudique, il siffle, il gesticule. Sa tâche n’est pas des plus faciles... Par ici, en effet, le joueur qui marque change automatiquement d’équipe. Ainsi ceux qui gagnent se dégarnissent et ceux qui perdent se renforcent. Le score s’équilibre de lui-même.

Faut-il voir dans cette règle la transposition d’un jeu autochtone ? S’agit-il pour eux d’enrayer la moindre manifestation d’inégalité ? Ou n’est-ce qu’une astuce pour reconduire le plaisir de jouer ? Les jours passent. Je prends des notes au petit bonheur des rencontres. Les Indiens - qui maintenant m’appellent " doctor " - m’aident comme ils peuvent. Avec eux, j’apprends à lire la forêt.

Comme j’aimerais avoir leurs yeux ! Et cette faculté de donner au moindre événement des dimensions mythologiques... Une fois, ils surprennent un lézard palmé qui court à la surface de l’eau. On le dirait monté sur des skis nautiques. En fin de course, l’animal perd l’équilibre et se répand dans un buisson. Ils commentent l’affaire en espagnol : le lézard, ils le surnomment " Jésus-Christ " et l’arbuste dont les feuilles s’ouvrent et se rétractent, ils l’appellent entre eux, " ferme-toi putain ". Ce qui donne aussitôt : " Jésus-Christ est tombé dans les bras de ferme-toi putain. " Les jeunes gloussent et les vieux jubilent. Experts ès scatologie, rhétoriqueurs nés, ils exploiteront toutes les possibilités de la figure... C’est à celui qui sera le plus graveleux. N’empêche, après vingt ans de catéchisme, les Indiens Morés sont de drôles de paroissiens !

Désaccordée

J’ai fait provision de mythes et d’arbres généalogiques. J’ai recueilli des confidences inédites sur leur endo-cannibalisme et, sans conviction, j’ai dressé la topographie de leur village fantôme. À quoi tout cela peut-il servir ? D’autant que je trouverai dans les milliers de pages de mes prédécesseurs plus d’informations que les Morés - à qui l’on a enseigné la haine de leur passé - ne peuvent en fournir. Frappée d’atonie, cette société harmonique est aujourd’hui désaccordée. Comme amnésique. Elle n’a pas pu conserver son équilibre ethnique et n’a pas encore su trouver une réplique politique. Même s’ils rient pour donner le change, même s’ils se souviennent du temps où l’humour et le sacré ne faisaient qu’un, le monde, pour eux, n’est plus qu’une kermesse sans joie et la scène, très dépeuplée, d’un désespoir collectif. Un crève-cœur.

Ils tenteront bien, geste dérisoire, de sceller une alliance durable, avec l’étranger de passage. Une femme - aux yeux de mica - recevra la consigne de l’aguicher, de le retenir, mais le " hamac à deux " ne peut rien quand le goût de vivre n’y est plus... Et que peut un simple curieux venu d’Europe pour empêcher ce qui, pour les Morés, ressemble à la fin du monde ? Je pars. La femme aux yeux de mica presse ses lèvres fermées contre ma pommette gauche. Elle respire profondément. Ultime échange de ce qu’il y a de plus intime et de moins falsifiable : l’odeur, qui est l’empreinte invisible des hommes. L’odeur, qui signale aux chasseurs la présence des esprits néfastes. L’odeur grâce à laquelle ils repèrent, immanquablement, les changements de saison...

Trop tard, comme d’habitude, j’entrevois trop tard le parti que j’aurais pu tirer de ce misérable rituel : un baiser. Me voilà plongé dans une rêverie inutile maintenant, et j’égrène les titres des communications qui auraient pu faire de moi un voyageur reconnu et subventionné.

L’univers parfumé des derniers Morés... La notion du temps dans les civilisations lentes... La situation de solitude dans les sociétés tribales... Mais peu à peu, tout cela perd de son sens, s’oublie et s’enchevêtre. L’encre s’efface en écrivant. Me voilà incapable de dire quoi que ce soit du petit tas de secrets que j’ai surpris là-bas : le " maître des odeurs ", malin comme un singe de haute futaie, a mélangé tous les flacons ! Le traître.

(1) Dans un discours, resté célèbre, Fidel Castro a estimé qu’à Cubala tradition du sapin de Noël était déplacée. C’était bien le mot.

JACQUES MEUNIER