Les abordages haïtiens

Souvenirs d’Emmelie Prophète à Haïti

22 avril 2020.
 

Étonnants Voyageurs s’incruste dans cette mémoire qui alimente l’histoire récente d’Haïti. Je me suis souvent dit qu’il y aurait eu plus de silence, que les méprises auraient été terribles si plusieurs des écrivains invités et déjà sur place n’avaient écrit, témoigné dans la presse internationale : l’édition 2010, malgré la catastrophe, a eu lieu. Elle n’a pas respecté le programme prévu ; elle ne ressemblait en rien à celle de 2007, ni à aucune autre qui s’était déroulée ailleurs, mais elle entrait dans l’imaginaire des écrivains, des politiques, de la population, comme le premier baume sur une immense blessure infligée par la nature.

C’est tacitement que nous avons convenu que l’édition 2012 du festival Étonnants Voyageurs Haïti serait considérée comme la troisième. Elle fut exceptionnelle. Grandiose. Pendant trois jours, la ferveur a été énorme. Les écrivains avaient repris la parole et le public avait répondu nombreux, dans les neuf villes où des manifestations avaient été organisées. La littérature, le cinéma, surclassaient l’actualité d’un Premier ministre confronté à la fronde de ses ministres et contraint à la démission, faisaient oublier pendant quatre jours qu’on allait raser ce qui restait du Palais national après le séisme et que cela faisait très mal.

Ce n’est plus la misère, la perte d’un enfant, d’un être aimé qui causent la détresse, qui vous mettent face à l’injustice de la vie, du hasard, qui vous font vous maudire d’être vivant, c’est souvent l’indécence des aideurs, le surcroît de malheur qu’ils apportent, comme le choléra. Étonnants Voyageurs 2012 a servi aussi à rappeler que l’ami, c’est celui qui vient sans la prétention de sauver, celui avec lequel on peut ouvrir le dialogue, parler d’égal à égal, partager sa perception du monde, rire ou pleurer. Les deux sont permis. Débattre sur le poétique en temps de crise peut faire beaucoup de bien au milieu d’une conversation sur les sans-abri, sur Georges Anglade mort le 12 janvier 2010 et qui aurait aimé prendre part aux rencontres.

Je me souviens de quelques visages dans la foule, au restaurant Babako, ce lieu, inconnu avant Étonnants Voyageurs, qui a reçu tellement de monde et qui après est tombé dans un oubli étrange. Étudiants ordinaires affublés d’un sac au dos, contenant sans doute des photocopies de livres, comme c’est la pratique, avides d’échanges avec Jean-Marie Blas de Roblès, Léonora Miano, Sami Tchak et tant d’autres, apprenant ou réapprenant le monde, se rassurant qu’il ne s’effondre pas toujours, pas partout, et que même après qu’il se soit effondré, il existe des possibilités de reconstruction et que beaucoup d’entre elles commençaient par la parole. Il y a en a que j’ai revu depuis.