Une rencontre avec André Brink

souvenirs de Yvon Le Men à Bamako

18 mars 2020.
 

Sur l’écran défilent les gardes rouges, les mêmes qui enflammèrent une partie de la jeunesse française, il y a quarante ans, et la mienne, pendant une année. Sur les murs de ma chambre d’étudiant retentissaient les exploits de l’Armée populaire de libération, resplendissaient les images des peintres paysans chinois, se racontaient les miracles réalisés par les médecins aux pieds nus, ces jeunes gens qui se jetaient dans les bras des pauvres pour les soigner. Sur l’écran défilent les gardes rouges, les mêmes qui ont terrorisé la Chine dans les années soixante. En arrière-plan, Mao Tsé-toung siffle l’arrêt de la Révolution culturelle. Le Grand Timonier n’a plus besoin de son avant-garde. Fin de la partie, après plusieurs millions de morts.

Je regarde défiler ce moment de mon extrême jeunesse sur l’écran de l’aéroport de Bamako. Pour une fois, je suis installé dans un fauteuil réservé aux VIP. En face de moi un homme, aux cheveux bouclés et gris plutôt que roux, regarde, lui aussi, l’histoire nous avouer ses crimes. Il est grand par la taille et je le sais, par l’esprit. Il se nomme André Brink. Je l’ai déjà rencontré en Finlande en 1981. Ce jour-là il tenait sa femme par le bras qui tenait sa fille par le bras qui tenait son ours par la patte. Vingt ans plus tard, je lui parle de l’ours et il sourit et il m’accueille dans son sourire.

« Vous vous rendez compte », je lui dis, « j’ai été maoïste, j’ai couvert les assassins. » « Vous ne pouviez pas savoir, c’était pour de bonnes raisons », et il ajoute : « Moi aussi, je le suis devenu en passant par Paris, et mon engagement au Quartier latin m’a ouvert les yeux sur les horreurs de l’apartheid.  » Nous laissons de côté Mao et je lui demande pour Mandela. « Oui, Nelson est à son image. Tous les soirs il demande à l’une de ses secrétaires si, au cours de la journée, il n’a pas blessé quelqu’un, accompli de mauvaises actions, aussi minimes soient-elles, et tous les soirs, il écoute leurs réponses. »

Depuis André Brink est mort. Pas ses livres, pas le souvenir de les avoir partagés avec lui et Charles Juliet, lors d’une rencontre à Sainte-Anne, la salle à poèmes. Le point d’orgue fut le silence de Charles. Il lui donna son temps de parole. Comme si les mots de Brink étaient plus nécessaires, aux yeux de Charles, que les siens propres.

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