2002 - L’Afrique à Saint Malo / L’Afrique au cœur #2

11 mars 2020.
 

Après deux éditions à Bamako, de multiples débats, des tonnes de livres dévorés, riches de tant de connivences nouées, nous étions prêts pour le grand saut : une édition du festival de Saint-Malo consacrée aux littératures africaines. Le sujet, comme on dit, n’était pas jugé porteur, les écrivains africains jugés dans l’édition peu « vendeurs », même si les plus avisés n’avaient pas été sans noter une agitation nouvelle venue du Mali. Cette édition, nous l’avions préparée comme jamais, peut-être. Une anthologie, Nouvelles voix d’Afrique, aux éditions Hoëbeke, regroupant dix-huit jeunes auteurs, avait préparé le terrain ; nous avions mobilisé toutes les énergies, actionné tous les leviers à notre disposition, mais le dernier mot, comme toujours, reviendrait au public et aux auteurs.

« Afrique nouvelle vague – elle allait tout emporter, à Saint-Malo. L’évidence de voix neuves qui nous interpellaient, disaient le monde en train de naître, bousculaient les idées reçues. »

Surprise totale pour le public, découvrant une génération très éloignée de ce qu’il imaginait de la littérature africaine – vivante, se revendiquant du monde entier, très proche dans le fond de la génération des écrivains dits de world fiction, qui avait révolutionné les lettres anglaises dix ans plus tôt.
Kangni Alem, Tierno Monenembo, Ludovic Obiang, Mongo Betti, Boualem Sansal, Boubacar Boris Diop, Monique Liboudo, racontaient ce que leurs villes, de Cotonou à Yaoundé, de Lomé à Alger, bruyantes, polluées, dévastées, défoncées, folles, éveillaient en eux de nostalgie et de tendresse, d’agacement et de rire – d’amour. André Brink subjuguait le public, Jamal Mahjoub, un rien réservé et mélancolique, restait stupéfait devant la dimension de l’événement, sans équivalent, disait-il, en Grande-Bretagne. Sans équivalent nulle part, répétait à mi-voix Moussa Konaté, incrédule, songeant que deux ans auparavant, tout cela n’avait été qu’un projet, évoqué dans la cour du CCF, sans autres moyens que notre énergie. Kossi Efoui, regard rieur, voix flûtée, aux allures de rockeur, intellectuel haut de gamme, dramaturge et romancier, d’une vivacité étourdissante, tout pour devenir une star des lettres, mettait littéralement le feu aux débats, Alain Mabanckou, qui n’avait pas encore écrit Verre cassé, et son humour ravageur, et Abdourahman Waberi, l’ami, le plus ancien fidèle d’Étonnants Voyageurs, magnifique écrivain, avec quelque chose d’un Nurrudin Farah, Fatou Diome aux réparties en forme de rafales de mitrailleuse, Florent Couao-Zotti au regard et au sourire d’enfant, écrivain des bas-fonds de son pays, Boubacar Boris Diop au livre soulevé de colère sur la tragédie du Rwanda, Murambi, le livre des ossements, Ananda Devi au visage lisse, si douce, et aux romans si tourmentés et noirs, Tahar Bekri le poète, Ken Bugul, Maïssa Bey, Changerai Hove, Gaston Paul Effa, Achille Ngoye, Nimrod, Aminata Sow Fall, Véronique Tadjo, Boniface Mongo Mboussa, Sami Tchak…, qui d’un coup se gagnaient un public. Tous avaient été magiques.

Il faudrait tout raconter. Leurs rencontres pendant ces trois jours avec des écrivains du monde entier – car Étonnants Voyageurs, c’est aussi cela : le refus du repliement sur soi (rien n’aurait été pire pour cette génération que de tenter de l’enfermer dans une supposée « africanité »), le brassage assumé, le bonheur de débattre et de sympathiser avec James Welch, James Crumley, Brian Aldiss, Chuck Palaniuk, Jim Fergus, Björn Larsson, David Treuer, James Sallis, les écrivains du Montana, Vidosav Stevanovic et les écrivains de l’ex-Yougoslavie, et Lyonel Trouillot, Dany Laferrière, Gilles Lapouge, Jean Malaurie – avec, pour nous tous, le souvenir d’une énergie communicative, débordante, bousculant le public, emportant le festival. Et une histoire, née en ces quelques années, qui n’était pas près de s’interrompre.

Un énorme succès. Plus de 2 500 articles, en quelques jours, consacrés à la « nouvelle littérature africaine » – littérature de l’exil, du métissage culturel, bousculant les idéologies identitaires, refusant de s’enfermer dans une quelconque africanité, affirmant au contraire sa vocation universelle avec une belle vigueur, concassant, réinventant la langue française, jouant de toutes les stratégies narratives, à commencer par celles des traditions orales, bousculant les tabous : une Afrique nouvelle était en train de prendre la parole. Très loin des clichés où on l’enfermait encore.
L’élan était donné.