Lieve Joris, par Alain Dugrand

9 mars 2020.

Lieve Joris
Alain Dugrand

 

Brun, le fleuve charrie d’énormes amas de jacinthes en fleur. Lieve Joris saute de la barge tout juste amarrée au Beach de Brazzaville. Deux heures plus tôt, elle a quitté Kinshasa, capitale du Congo d’en face, pour récupérer les valises qu’elle a laissées chez un ami français, deux semaines auparavant. Une guerre civile se déchaîne à Brazza, et notre voyageuse aime trop les petites robes qu’elle tient dans son bagage…

Un peu plus tard, elle raconte le saccage de l’immeuble où habite son ami. Elle dit les cris, le vacarme de cascade dans la dégringolade des escaliers, l’échappée, en trombe, des conduites d’eau arrachées, car, outre les télés, la hi-fi, un pillage est une aubaine : éviers, huisseries, prises électriques, ces matériaux indispensables aux projets de constructions futures.
À Kin, sur l’autre rive, Lieve a déjà vécu l’entrée des kadogo en ville, ces gosses bottés de caoutchouc, les troupes de Laurent-Désiré Kabila. En face, à Brazzaville, peu après, le chef tribal Denis Sassou N’Guesso, installé sur un tipoye hissé à l’épaule par ses partisans, déclenchait son coup d’État pétrolier.

Impériale, les Samsonite au bout des bras, Lieve, tranchant la foule émeutière, regagna le Beach de Kin, d’où le dictateur Mobutu s’était tiré.
Dubaï, Beijing, Kisangani, Damas, Le Cap, Guangzhou (l’ancienne Canton), Kagogo en pays banyamulenge où l’on parle kinyamulenge : ainsi va Lieve Joris, arpenteuse des continents mondialisés. Pour voir.

« Partir pour elle, c’est prendre congé », soulignait à son propos Jacques Meunier, poète-voyageur. Depuis trente ans, nomade d’Amsterdam, Lieve Joris révèle l’Afrique à ses lecteurs, elle dirait… les Afriques. Baronne de Münchausen, elle s’abandonne aux hasards du dehors dont elle illumine les lointains. Observant le moindre, le gracile, l’innocent détail, ces petits riens qui n’ont guère de sens pour les impatients globe-trotters, ces gendelettres qui piquent tout sans rien offrir, ceux qui partent pour confirmer les certitudes qu’ils ont à l’esprit, Lieve Joris voyage.

Dakar. Avenue Pompidou, la voyageuse se balade (Mali Blues, 1999). Suska, son amie, lui désigne une échoppe. Un matin, celle-ci avait acheté des cigarettes au boutiquier. L’après-midi même, dans la rue, on portait la tête du commerçant, fichée à la pointe d’une pique. Un temps où la haine ancestrale des Sénégalais et des Mauritaniens dégénérait en tueries insensées.

Friande d’histoires, Lieve se damnerait pour un ultime rendez-vous. Ce jour-là, au village de Sokolo, elle rend visite au père d’Abderrahmane Sissako. Amsterdam. Dans la cohue d’un festival de films, elle avait rencontré son fils. Étudiant à Moscou, le jeune cinéaste lui avait confié comment les Russes désignaient les Africains de l’université Patrice-Lumumba : la planète des singes.

Bamako. Lieve, curieuse, assiste au concert de « Kar Kar Blouson Noir », Boubacar Traoré, auteur immortel de Mali Twist, un tube de 1963, à l’époque Johnny/Elvis. Fêté à l’âge de douze ans, le footballeur Boubacar, fameux « dribbler », on dit kari kari en bambara, était déjà quelqu’un. Les supporters encourageaient donc Kar Kar. Un peu plus tard, le tout-Bamako saluait Kar Kar devenu musicien désormais.

Dans des pages d’une étrange beauté (Sur les ailes du dragon, 2014), Lieve, installée à Guangzhou, observe les Africains de Chine, ces as de l’import-export, tandis qu’elle reluque des Cantonais fascinés, enivrés par l’insolente vitalité des businessmen congolais. Elle remarque enfin des blacks de la Corne de l’Afrique, des Yéménites déprimés par la suspension d’un vol d’Ethiopian Airlines qui achemine chaque jour des ballots de qat, ces feuilles à mâchouiller enveloppées dans du papier alu qu’on peut même se faire livrer à la maison pour planer.

Afrique-Chine, deux continents d’ébriété. Celle d’un dragon à l’œil rouge, addict de rumbas kinoises, de libertinage, puis l’autre, celle d’un boa obèse, boulimique de biens high-tech bon marché.

L’auteur nous révèle une saga vénitienne, un grand jeu du commerce, de l’apprentissage de l’autre, de leurs avenirs respectifs. À l’est, l’usine du monde, et l’Afrique, au centre, une Bonanza d’or, de pétrole et de minerais rares.

Fidèle de l’enchanteur polonais Ryszard Kapuściński, étonnant voyageur piqué d’Afrique, célébré comme elle-même à Saint-Malo, Lieve est Marco Polo, notre moderne Janus. Jumelle de Wangrin, le héros picaresque de l’écrivain Ampâte Bâ, elle est celle qui cueille le suc d’un réel des plus cocasses.