Franketienne, par Rodney Saint-Eloi et Dany Laferrière

9 mars 2020.
 

Une sensation de démesure et d’étrangeté frappe quiconque entre pour la première fois dans cette maison-citadelle.

Il est vrai que dès qu’on s’avise d’écrire à Port-au-Prince, la première porte à laquelle on frappe est celle de Frankétienne. Tous, jeunes et moins jeunes, franchissent la barrière légendaire pour entrer dans cette cour. Frankétienne attend, les bras grands ouverts et prodigue à loisir ses conseils, avec une générosité qui ne fait jamais défaut. Mentor littéraire, il joue à merveille son rôle de père de la littérature haïtienne contemporaine.

Frankétienne écrit, chante, danse, peint, enseigne la physique quantique, les mathématiques, la biologie, la philosophie, les sciences humaines. Il sait rire, chanter, danser et pleurer. Il est obsédé par les limites. Sachant que la vie est un jeu terrible, il joue habilement le jeu. Il rêve d’aller au-delà des mots et des formes. Il crée, (se) met en scène et en image, reprend à son compte le chaos, les contradictions et les mystères du pays. Il est le Port-au-Princien le plus tragique que je connaisse.

« Je voyage
Du côté de l’obscur
À l’autre versant
Du temps. »

J’ai la certitude d’avoir marché, comme tous les autres, sur les traces de Frankétienne. Lui qui a ouvert la voie à l’expression littéraire dite moderne, à cette manière de regarder le monde, sans s’excuser. Il raconte spontanément l’histoire de la fondation du spiralisme, ce mouvement littéraire des années 1960, cofondé avec ses amis écrivains Jean-Claude Fignolé et René Philoctète. Il commence par renier ses premiers écrits, qu’il qualifie de médiocres, et finit par dire quand véritablement ont commencé pour lui l’écriture, la folie créatrice, et la naissance du génie. Il n’a pas peur des mots. Il les invente tous les soirs, reclus dans sa chambre.

Frankétienne est le premier grand écrivain haïtien. Le premier, tout du moins, à avoir fait son coming out. À oser nommer son métier d’écrivain. Il a créé sa propre légende. En deux temps trois mouvements, le monde entier a suivi.
Frankétienne sait faire son cinéma. D’ombres et de lumières. Il interpelle la mort dans une cathédrale d’or. Il est son propre clown, clame-t-il. Il ne rate jamais la bonne tirade. Il joue son va-t-en-guerre en littérature, misant tout et misant gros sur la puissance de l’imaginaire. La vie reste de l’ordre de la fiction. Dans la spirale, tout y passe. Son existence. Cette maison si ancrée dans la terre. Même cette œuvre labyrinthique.

Frankétienne est un comédien. Pour lui, la performance est essentielle. Frank s’inquiète toujours d’Étienne. Pour résoudre cette équation existentielle, Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent (son nom de baptême) se métamorphose en Frankétienne. Les formules ne manquent pas : « Je suis né d’un viol… Je suis un génial mégalomane… » Hécatombe cacophonique. La réalité et le mythe se côtoient. L’artifice et la profondeur aussi. Il n’y a rien à jeter chez Frankétienne, même ce délire tourbillonnant. Il avance de fulgurance en fulgurance. Il a inventé une littérature qui ne ressemble à aucune autre. Il écrit des livres qui ne ressemblent à aucun livre. J’ai du mal à imaginer Port-au-Prince sans la voix ni le corps de Frankétienne.

Rodney Saint-Eloi

Les rumeurs se faisaient de plus en plus insistantes : Frankétienne s’apprêtait à publier un nouveau livre. Quoi de plus normal pour un écrivain ! On insistait avec des mines de comploteur que ce n’était pas n’importe quel livre. Nous vivions un moment particulièrement instable. Papa Doc, mort l’année précédente, se faisait succéder difficilement par son fils, un gros garçon joufflu avec des yeux dont on se demande s’ils sont effrayés ou étonnés. Une odeur d’ilang-ilang parfumait le soir. Des coups de feu ponctuaient la nuit. La mort rôdait dans la ville. On parlait à voix basse de ce livre que personne n’avait encore vu. Puis un matin j’entendis le journaliste Jean Dominique commenter le livre avec sa fougue habituelle. Ultravocal : déjà le titre annonçait une rupture avec nos paresseuses métaphores tropicales. Ultravocal : le dernier cri ou un cri poussé à son extrême pointe.

C’était un touffu roman qui se démarquait de nos minces recueils de poèmes ou de nos récits si maigres qu’ils semblaient suivre le régime de leurs auteurs affamés. On s’est donc précipité en librairie. Franck Étienne n’était pas encore l’ogre de Port-au-Prince, ni même Frankétienne, ce nom qui semble aujourd’hui tout englober. Il avait déjà publié des recueils de poèmes, qu’il renie aujourd’hui, et un premier roman (Mûr à crever), que j’avais dérobé sur la petite étagère où mon oncle plaçait ses livres. J’avais 15 ans à sa parution en 1968, mais je me souviens encore de l’étonnement de mon oncle que ce livre qui dénonçait le régime de Papa Doc au faîte de sa puissance puisse circuler dans une ville si étroitement surveillée. La technique n’a presque pas changé au fil des ans : Frankétienne mêle souvenirs personnels et situations politiques, effaçant cette frontière qu’on traçait, dans un sursaut de pudeur, entre l’intime et le public. Pour Frankétienne, la vie privée est une invention du dictateur pour nous faire tenir tranquille tandis qu’il mène ses saccages, de jour comme de nuit.

C’était Mûr à crever, et voici que quatre ans plus tard, il récidive avec un récit plus fort dans une langue plus subversive. Pour dénoncer la dictature, il crée une forme nouvelle. Le combat se fera autant sur le front esthétique que sur le front politique, et ça, c’était nouveau. Mais c’est toujours une histoire d’écrivain pris à la gorge par un régime sanguinaire. Cette fois, je suis journaliste et on m’envoie le rencontrer chez lui. À l’époque, je découvris non pas le Tolstoï barbu d’aujourd’hui, mais un homme vigoureux, encore dans la trentaine, avec des éclats de fureur et de douceur dans les yeux. On parla de peinture, de musique, de littérature, mais tout ce dont je me souviens, c’est de ce sourire qui germa au coin de ses yeux pour s’étendre sur tout le visage et lui faire, durant un bref instant, cet air de gamin. L’instant d’après, il entonna un chant vaudou. Il n’a pas cessé depuis d’écrire, de peindre, de chanter ou de faire de la scène. C’est un homme de la renaissance.

« À l’époque, je découvris non pas le Tolstoï barbu d’aujourd’hui, mais un homme vigoureux, encore dans la trentaine, avec des éclats de fureur et de douceur dans les yeux… »

Dany Laferrière