Si la fiction dit quelque chose qui ne peut pas se dire autrement

6 mars 2020.

« Ni le vrai, ni le faux. La fiction oblige donc à supposer un autre mode de connaissance que la connaissance discursive, qui serait le propre de l’imagination – elle oblige à penser une imagination créatrice. »

 

Le fictif n’est pas le vrai, certes. Mais il n’est pas non plus le faux. D’évidence, la fiction dit autre chose, qui ne peut pas se dire autrement : son sens figuré ne peut se réduire à un sens propre – ou à une infinité de sens propres dont la somme tendrait asymptotiquement vers l’autrement indicible du sens figuré, ce qui ne revient jamais qu’à tenter de confondre l’œuvre et la logorrhée de ses commentaires, le créateur et le critique, vieille rengaine. Le poème, de même, dit quelque chose qui ne peut pas se réduire à un sens propre, clairement énonçable, il est intraduisible dans sa propre langue. Pourtant, il nous dit quelque chose : il nous serait, sinon, indifférent.

Si la fiction, si le poème, disaient quelque chose qui pourrait se dire autrement, réductible, donc, à un sens propre, alors la fiction, comme le poème, ne seraient que le « bien-dire » d’un discours, une préciosité, des ronds de jambe, des signes de connivence, des manières pour une caste de se reconnaître et de se reproduire. Ce que l’on appelle d’ordinaire la « littérature d’avant-garde ». De recherche, si l’on veut – mais alors, de positions. Littérature de conquête, plutôt – du pouvoir. Qui n’a d’autre visée que l’exclusion, la négation d’autrui. « La ruse à la place du risque, les valeurs de stratégie à la place des valeurs de recherche, le temps venu du marketing intellectuel », ironise le linguiste Henri Meschonnic, qui ajoute, cinglant : « Tout un réseau de “savoirs” et de pratiques y contribue, qui font comme s’il n’y avait pas de différence entre le discours qui se tient, par exemple, sur le poème, et le poème lui-même – pour transposer de la psychanalyse sur la littérature, une mimétique, un laxisme “glossolalique-glossoludique” que l’époque, hébétée, absorbe comme le dévoilement de la vérité. C’est l’effet Barthes : le triomphe du narcissisme, qui se donne comme “critique” ! Bien sûr, en faisant comme s’il y avait un continuum entre le poème et le discours sur le poème, c’est le poème qu’on fait disparaître au passage. Sans oublier, comme on le dit élégamment, la “disparition élocutoire du sujet”. C’est pratique. Ainsi vont, à Paris, les modes du “néo”, du “rétro”, du “para”, du mime, de la parodie généralisée 1. »

Si les fictions, si les poèmes pouvaient se dire autrement, de façon clairement énonçable, pourquoi, ne pas le faire immédiatement, en effet, au lieu de tant d’histoires ? Mais justement : des histoires, des poèmes, nous n’arrêtons pas, en tout lieu, dans toutes les cultures, depuis les commencements des temps, d’en raconter, d’en écrire, avec une telle obstination qu’il faut bien supposer à cette manie quelque impérieuse nécessité. N’avons-nous pas, refermant un grand roman, ou à la lecture d’un grand poème, le sentiment qu’il délivrait sur le monde et sur l’être humain quelque chose d’unique ? Plus, peut-être : qu’il nous donnait à voir l’inconnu du monde, lui donnait un visage, le rendait habitable – nous faisait découvrir l’autre, en nous ? Qu’il approchait l’indicible, le faisait affleurer, nous reconduisait à son mystère – qui est celui de cet autre, en nous ? Et que, ce faisant, il manifestait l’urgence de quelque chose d’essentiel, qui engageait une conception de l’homme et de sa liberté ?

Il faut prendre la mesure des enjeux : non des querelles byzantines de nouveaux Diafoirus, à l’heure d’un monde en crise, exigeant le retour aux « choses sérieuses », mais la reconquête d’une valeur essentielle, au principe même d’un « être ensemble » fondé sur l’affirmation de notre liberté.
Soutenir que la fiction dit quelque chose qui ne peut pas se dire autrement revient à affirmer qu’il y a de l’indicible, et que c’est parce qu’il y a de l’indicible qu’il y a littérature. Ce qui revient à ruiner ce qui est au cœur même du structuralisme linguistique régnant en maître ces dernières décennies : cette affirmation, répétée en boucle, que « tout est signe et système de signes ». Le signe, se partageant entre signifiant et signifié (mais il faudrait interroger ce partage), est par définition signe de quelque chose, qu’il désigne. Il est donc, transitif. Autrement dit, aussi, traduisible dans sa propre langue. Ce que ne sont pas nos fictions, ce que n’est pas le poème. Ce que n’est pas l’être humain. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : de sa liberté, de sa dimension de transcendance par rapport à tout ce qui prétend le contraindre, de ce qui fait que, de même qu’un texte, une œuvre, ne peut se réduire à ses contextes, de même un être humain n’est pas réductible à ses contextes, n’est de part en part déterminé par eux, n’est pas traduisible dans sa propre langue. Non, tout n’est pas signe et système de signes (transitifs) : il faut poser qu’il est des signes « impossibles » qui excèdent et ruinent les bases mêmes du structuralisme linguistique, signes intransitifs se signifiant eux-mêmes, ouvrant l’espace du symbolique, au sens où l’entendait le romantisme allemand.

Ni le vrai, ni le faux. La fiction oblige donc à supposer un autre mode de connaissance que la connaissance discursive, qui serait le propre de l’imagination – elle oblige à penser une imagination créatrice. La science se déploie dans l’espace du Même, puisqu’elle suppose la répétition à l’identique de l’expérience qui fonde la loi. Mais comment penser l’Autre, sans le réduire au Même ? Nous ne pouvons pas le « connaître », mais nous pouvons lier connaissance avec lui, l’accueillir, et, ce faisant, découvrir l’autre nous. Par l’imaginaire, par le jeu mouvant de nos fictions, l’inépuisable multiplicité de nos poèmes. Et cela est immense. En elles, en eux, se joue donc notre entrée en humanité, naît et croît la possibilité d’un « être ensemble » autrement plus riche que celui simplement régi par la loi – condition même, d’ailleurs, d’une loi commune acceptée.

Oui, l’art dit bien quelque chose qui ne peut pas se dire autrement : il manifeste ce qui, du sujet, ne se peut pas objectiver – contre les puissances d’oubli, il nous reconduit à notre liberté, il est école de dissidence. D’un même mouvement, les droits de l’homme et les puissances de la fiction…

Michel Le Bris

1. Extrait d’une conversation avec Henri Meschonnic, en 1982. Il venait de publier sa Critique du rythme (Verdier, 1982), je venais de publier Le Paradis perdu (Grasset, 1981) et le Journal du romantisme (Skira, 1981). Cet entretien, refusé par Le Nouvel Observateur, à l’époque, est paru dans la revue Roman sous le titre « L’oublié du signe », en décembre 1988.