Le retour de la nature. On les appelle « nature writers »

6 mars 2020.

« Cette sensation aiguë, bouleversante, de la présence du monde autour de vous, cette ivresse légère quand vous sentez qu’il vous traverse, qu’en cet instant fragile vous ne faites plus obstacle. »
« Une puissance tout à la fois lumineuse et obscure, créatrice et destructrice, qu’ils eurent à découvrir à l’œuvre aussi en eux… »

 

« Dire le monde », c’était pour moi, aussi, dire la beauté du monde, en déployer toutes les harmoniques. Là encore, on a peine à imaginer les résistances à vaincre, en ces temps pas si lointains où toute référence à la « nature » paraissait suspecte. Parallèlement au mouvement des « écrivains-voyageurs », je lançai alors une collection à la Table ronde, « Les matins du monde », puis, chez Hoëbeke, « Le Grand Dehors », pour faire découvrir les grands « nature writers », anciens comme W.H. Hudson, John Muir, J. J. Audubon, et récents ou d’aujourd’hui comme Edward Abbey, Barry Lopez, Edward Hoagland, Alexander Frater, Rick Bass, etc. Gallmeister a aujourd’hui repris le flambeau, et avec brio… Les temps changent ! Ce texte fut publié en 1993.

La Nature revient. Et de toute évidence, ce retour, sous ses formes multiples, bouleverse nos repères, conteste nos catégories mentales. Retour du refoulé ? On le dirait, à en juger par la vivacité des réactions. Comme si nous nous trouvions, soudain, piqués au vif. Le pire, pourtant, serait de poser sur ce phénomène un regard froid de sociologue. Avec tout ce qu’il implique de nécessaire mépris. De celui qui sait face à celui qui, parlant, croit savoir ce qu’il dit – et qu’on n’écoute pas, mais seulement décrypte, analyse, démystifie, au nom de ce supposé savoir. Peut-être serait-il temps de changer d’attitude. Et pour une fois, simplement, d’écouter. En cessant de croire que nous vivons, grands penseurs pensifs, entourés d’enfants naïfs et quelque peu incultes, à qui il suffirait de faire lire les bons textes pour que, rejetant leurs errements, les yeux soudainement déssillés, ils accèdent enfin à la lumière de la connaissance.
Simplement écouter. En cessant – mais n’est-ce pas cela, la première revendication des écologistes ? — de se prendre pour le centre du monde.

Il est, sur cette Terre, bien des philosophies, d’autres manières que la nôtre de penser notre rapport au monde. Et si elles ne se valent pas nécessairement, elles sont toutes, a priori, également respectables. Les philosophies orientales ne sont pas nécessairement affaires d’imbéciles, mais supposent à tout le moins, pour les comprendre, l’effort d’une sortie de soi. Et l’aventure occidentale ne peut être réduite à la seule philosophie critique, mais se trouve, et depuis l’origine, traversée de courants très divers. Les présocratiques, Platon, les néo-platoniciens de Perse et, plus généralement, les gnostiques des religions du Livre ou, plus près de nous, Jakob Böhme et les mystiques rhénans ont proposé, tour à tour, des conceptions de la nature complexes, subtiles, qui ont influencé des générations d’écrivains et d’artistes. La philosophie de la Nature d’un Novalis ou d’un Schelling et, plus généralement, des romantiques allemands n’a que peu à voir avec les caricatures qu’en proposent nos modernes justiciers de la pensée. Et chacun peut constater empiriquement que nos voisins anglo-saxons, par exemple, entretiennent avec la Nature de tout autres rapports que nous, sans que rien ne nous autorise pour autant à les considérer comme des débiles légers.
Un retour du refoulé. Un parmi d’autres. Qui marque probablement une nouvelle étape dans la crise qui affecte depuis peu la figure même de l’intellectuel — cet étrange personnage, né au XVIIIe siècle, « afin », disait si cruellement Hegel, « de remplacer le prêtre dans la fabrication de l’opinion », et qui marquait ainsi (toujours selon lui, voir le chapitre VI de la Phénoménologie de l’Esprit) le triomphe de l’Église, devenue de part en part laïque, sur l’effervescence rebelle de la foi 1 qu’elle avait pour finalité, depuis le début, de réprimer. À ne pas confondre, donc, avec le savant, le philosophe ou l’artiste, même s’il n’a de cesse de se faire passer pour eux. L’opinion et la mode, non le Vrai ou le Beau : n’est-ce pas le résumé de ces dernières années, tout occupées du bavardage des « fils de pub » ? Et si tout cela prend aujourd’hui l’allure d’une farce amère, peut-être cela tient-il à ce que, justement, nous vivons la fin d’une époque. Après tout, pourquoi pas ? Historique, la figure de l’intellectuel mourra, un jour ou l’autre. Et l’histoire nous en fournit ces temps-ci une singulière archéologie, en le retournant comme un gant — en mettant en crise et, du même coup, en mettant à jour, pan après pan, ce qui l’a constitué comme tel.
Pas si étonnant, en fin de compte, qu’il réagisse si vivement ces temps-ci — puisque c’est ce qu’il refoule dans l’acte même de sa naissance qui affleure, de nouveau.

John Fowles suggère que c’est moins la nature qui se trouve en danger que le rapport que nous entretenons avec elle, et il risque un rapprochement avec notre rapport, aujourd’hui, à la création artistique. Et il est vrai que les écrivains, et singulièrement les poètes, entretiennent généralement un tout autre rapport avec la nature que les intellectuels. Parce que, créant, ils éprouvent l’évidence d’un autre type de connaissance, aux autres et au monde, qui ne s’exprime jamais mieux qu’à travers le récit, le poème, la fiction, la narration, le récital. Autre manière de dire que la littérature a cet étonnant pouvoir de symboliser (c’est-à-dire, au sens étymologique, de lier dans une image) le sensible et l’intelligible, ce que, par définition, ne peut pas faire le concept.
Dire la Nature, dès lors, nous ramènerait encore une fois à la nécessité de repenser les puissances propres de la littérature.

« The Big Sky » écrivit Audubon dans son Journal du Missouri, ébloui par la beauté de la Prairie, et ce furent ses derniers mots, après des années de silence, avant de mourir. Diverses sont les manières d’exprimer l’allégresse du « Grand Dehors », cette sensation aiguë, bouleversante, de la présence du monde autour de soi, cette ivresse légère quand vous sentez qu’il vous traverse, qu’en cet instant fragile vous (vous ? Ou bien l’opacité des choses, la grisaille quotidienne, le poids de l’ici-bas ?) ne faites plus obstacle — cette expérience foudroyante, douloureuse parfois, que Hugh MacDiarmid disait de « l’âme entièrement dénudée ». Elle a joué, et joue, un rôle capital dans la formation de l’imaginaire américain. Découvrant l’immensité du « wilderness », les pionniers américains y ressentirent à l’œuvre une puissance tout à la fois lumineuse et obscure, créatrice et destructrice, et pour survivre ils eurent non seulement à la découvrir à l’œuvre aussi en eux, mais encore à apprendre à la maîtriser, sans la réduire, en la mettant en forme — ce que Jack London appelle « the call of the wild » et pour un peu nous pourrions dire que cette expérience résume toute la littérature américaine. Et encore aujourd’hui : à chaque fois que cette littérature s’est trouvée en péril de verser dans l’académisme « avant-gardiste » ou d’être mise sous la coupe des snobs new-yorkais, elle s’est toujours sauvée en se ressourçant à cette expérience fondatrice – à preuve : Jim Harrison, Thomas McGuane ou James Crumley.

Au moment même où certains voudraient nous faire croire (avec dix ans de retard !) que la littérature américaine s’écrit désormais dans les campus et que le Nouveau Roman, après avoir échoué en France, a trouvé là-bas sa terre d’élection, nous arrive, vague après vague, l’évidence qu’émerge, outre-Atlantique, un nouveau mouvement d’« écrivains-voyageurs ». Ou plus exactement d’écrivains du « wilderness », de ce que j’ai appelé le « Grand Dehors » (à la différence des « travel writers » britanniques, plus occupés, eux, à courir à la surface du monde). Edward Hoagland, Peter Matthiessen, John McPhee, Edward Abbey, en seraient en quelque sorte les « pères fondateurs », Jim Harrison, Thomas McGuane, Gretel Erlich (et James Crumley, d’une certaine manière) les figures de proue, rejoints ces temps-ci par deux jeunes auteurs, salués par tous les autres comme des génies : Barry Lopez et Annie Dillard. Auxquels il faudrait déjà ajouter David G. Campbell, Richard Nelson, Dan O’Brien, Rick Bass, Lawrence Millman, tant d’autres : une lame de fond !

Beaucoup de choses ont été dites dans les débats récents (et ce avec d’autant plus d’aplomb, bien sûr, qu’on a peu de connaissances) sur « l’idéologie de la nature » qui régnerait aux États-Unis. Et certes il est toujours possible de dénicher un fou dangereux pour se faire valoir à moindres frais — mais il serait peut-être bienvenu, avant de se ridiculiser en gesticulant contre des moulins à vent, de prendre la mesure de ce qui est en train de se jouer autour de l’émergence de ces auteurs. C’est ce que nous avons voulu faire par ce numéro de Gulliver. En les faisant aussitôt dialoguer avec des écrivains du monde entier. Parce que, croyons-nous, est universelle cette expérience du dehors.
D’abord, donc, écouter. Lire. Après pourra toujours venir le temps d’en débattre.

Michel Le Bris
Extrait de l’éditorial du n° 10 de la revue Gulliver en 1993 : « Les matins du monde ». Y avaient collaboré à peu près tous les auteurs cités dans ce texte – plus quelques autres…