L’intelligence des marges II : le futur a déjà commencé

25 mai 2020.

« Il faut vraiment n’avoir jamais lu un livre de SF pour imaginer qu’il s’y agit d’abord de « prévoir l’avenir ». (…) La science-fiction, elle, n’a jamais rien fait d’autre que de parler de nous, du monde autour de nous qui change et nous change. »

 

Motards déments, jaillis de l’enfer pour réinventer, sur un monde dévasté, les antiques jeux du cirque ; villes géantes lancées à l’assaut du ciel, qui étouffent sous l’amas des détritus, devenues les cours des Miracles d’un Moyen Âge futuriste ; dragons de légende cabrés devant les canons atomiques de très étranges chevaliers en armure ; cités barbares où combattent sorciers et savants, crapules fantasques et superhéros, aventuriers narquois et voleurs malicieux – quelque part, sous le pôle, au centre de la Terre, dans les forêts obscures (ou de l’autre côté de nos songes ?), il est des mondes lointains, effrayants et splendides, où nous serons rois, princes, chevaliers. Là, dans des déserts immenses, brillent sous la lune des villes en ruines, courent, lascives, de belles guerrières nues, s’agitent d’inquiétants magiciens. Là, dans ces pays oubliés par le temps, se télescopent dinosaures, hommes-singes, hommes-vautours, mammifères géants, tous les stades de l’évolution. Là, pour la conquête de la frêle héroïne, vont bientôt s’affronter hommes-dragons et géants de Frigie, épées buveuses d’âmes et lasers terrifiants. Comme si, en plein cœur de la modernité, surgissaient d’un coup, dans une sorte de darwinisme halluciné, horreur et merveilles des légendes et des mythes, nos phantasmes les plus archaïques mêlés aux spéculations les plus futuristes – les archipels engloutis de nos imaginaires…

Merveilles de la Science-Fiction ! Ce jour où, lycéen, je mis par hasard la main sur un numéro de la défunte revue Fiction, ma vie fut changée, d’un coup. Combien de nuits passées, dans le dortoir de mon lycée, caché sous mes couvertures, une lampe à la main, plongé dans les aventures de la Légion de l’espace, ou découvrant Sturgeon, Asimov, Van Vogt, Heinlein ? Et que dire des années qui suivirent, le surgissement des Philip K. Dick, Frank Herbert, John Brunner, la découverte de Tolkien, mais aussi de la revue Mad, des Tales from the crypt, le frisson délicieux devant les Marvel Comics, le choc que fut la traduction d’Elric le Nécromancien – avec les dessins de Druillet –, l’aventure de Métal hurlant, les visions grandioses et rêveuses de Moebius, de Druillet, de Pellaert, sans oublier Barbarella, Valérian, Pravda la survireuse, Les Pionniers de l’Espérance ? Que dire de l’apparition de Jim Henson, de l’univers de Dark Crystal, des arabesques cruelles et savantes de Ballard, du coup de poing que fut Bug Jack Barron de Spinrad, de… – l’effervescence d’une époque, si étroitement liée à celle de la musique, alors, de la BD, du cinéma : et l’on prétendrait lire le siècle en l’ignorant ? Elle fut, elle est plus que jamais le siècle.

J’oubliais : elle n’existe pas. Pas la moindre allusion dans les histoires de la littérature – ou alors quelques lignes, si ridicules qu’il aurait mieux valu le silence. Fille indigne, bâtarde, de la littérature. À refouler d’urgence dans les marges…

Dans Au-delà du soupçon, panorama de la « nouvelle fiction américaine », Marc Chenetier exclut dès l’entrée la science-fiction. « Manque d’intérêt », tranche-t-il, péremptoire. Que dirait-on d’un critique musical qui, voulant rendre compte de la musique américaine du XXe siècle exclurait le jazz, le blues, le rock, la pop music ? Ou du critique de cinéma qui ne voudrait rien savoir du western ou du film noir américain ? Probablement lui tapoterait-on gentiment sur l’épaule, en signe de compassion. Mais en littérature ? Exclu, donc, un Philip K. Dick de ces années 1970 américaines – quand aucun autre écrivain américain ne les a dites, ces années, avec une force comparable, une telle puissance visionnaire et, disons-le tout net, un tel génie.

Exclus, les auteurs de science-fiction, de la table des gendelettres. Tout comme les auteurs de romans noirs, cela va sans dire, les écrivains voyageurs et, pour aller vite, les raconteurs d’histoires. Après tout, ce sont les mêmes arbitres du goût qui, pendant un siècle, ont résolument ignoré Stevenson, jugé tout juste bon pour la chambre des enfants. Quand les écrivains, les vrais, de Borges hier à Mutis aujourd’hui, ne cessaient, eux, de le porter aux nues.

Exclue, ignorée, méprisée – sans être lue, cela va sans dire, par la classe intellectuelle supposée faire l’opinion, qui distribue si hautainement les bons et mauvais points culturels. Il est vrai qu’elle a déjà manqué, celle-là, le jazz, le roman noir, la BD, le rock, la pop music – soit à peu près tout ce qui a été vivant au XXe siècle. Allons ! Laissons-la à ses certitudes, elle ne sait même pas qu’elle est morte déjà, en son théâtre d’ombres.
Dans le même temps, un sondage commandé par le ministère de la Culture, et publié cet automne dans la revue Phosphore, montrait, contrairement aux idées reçues, que les jeunes continuaient de lire, et même avec passion, mais plaçaient en tête de leurs goûts – manque de chance pour nos élites sentencieuses – … la science-fiction.
Comme qui dirait l’évidence d’un écart.

Un raz-de-marée. Grossissant à chaque fois qu’on le pouvait croire en décrue – pour déferler sous des formes nouvelles. Marquant à chaque fois le surgissement d’un nouveau monde, une mutation des sensibilités, un changement des coordonnées mentales. Il en va de même, aujourd’hui. Nos beaux esprits papotent autour de leurs tasses de thé de sujets supposés « culturels », sans se rendre compte que le monde a changé, est entré en éruption, lentement bascule. D’abord ceci, que nous dit aujourd’hui la SF ? Le surgissement d’un nouveau monde. En littérature. Au cinéma. À la télévision. Dans la BD. Aujourd’hui, plus encore dans les jeux vidéo.
Les réponses de la plupart des intellectuels interrogés par les frères Bogdanoff sur « l’effet science-fiction » (collection « Ailleurs et Demain », Éd. Robert Laffont) ont de quoi nous laisser interloqués. Il faut vraiment n’avoir jamais lu un livre de SF pour imaginer qu’il s’y agit d’abord de « prévoir l’avenir » – avec quelle morgue amusée tel ou tel fait valoir que cette littérature est ainsi nécessairement vouée à être démentie par la marche même de la science. À s’effacer, en somme, au fil du temps ! L’erreur est totale, et comique : car ce sont plutôt nos décideurs, de congrès en colloques, de club de Rome en réunion de Davos, sans doute éblouis par les lumières de leur propre génie, qui s’acharnent à prédire ce que sera notre avenir : radieux, il va sans dire, sous leur gouverne éclairée. Que ne relisent-ils pas, parfois, le sottisier de leurs prévisions !

« Emmanuel Lévinas, interrogé, déclarait n’y trouver rien de moins qu’une « nouvelle approche de l’autre homme sur Terre (…) la recherche dans l’étranger – dans l’autre homme – de l’altérité métaphysique elle-même, de la transcendance d’autrui »

La science-fiction, elle, n’a jamais rien fait d’autre que de parler de nous, du monde autour de nous qui change et nous change, de l’inconnu qui nous appelle, nous meut et nous effraie – de l’inconnu dans le regard de l’autre, qui nous renvoie à notre part d’inconnu, en nous : puisque ces mondes imaginaires qui nous révèlent le nôtre, dans l’écart même qu’ils aménagent, sont les nôtres, produits de nos rêves, de nos peurs, de nos fantasmes. Un art de la frontière, en somme, au sens que les pionniers donnaient à ce mot. Ces êtres verts aux yeux globuleux qui nous faisaient frissonner dans les années 1950 n’étaient que notre miroir. Les créant, nous nous interrogions sur nous-mêmes – et sur l’altérité en nous. Ce qui rapproche le genre de la quête métaphysique bien plus que de la futurologie. Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est un métaphysicien qui a le mieux défini « l’effet science-fiction » : je veux parler… d’Emmanuel Lévinas, qui, interrogé, déclarait n’y trouver rien de moins qu’une « nouvelle approche de l’autre homme sur Terre (…) la recherche dans l’étranger – dans l’autre homme – de l’altérité métaphysique elle-même, de la transcendance d’autrui ». On ne peut mieux dire.

Pas de la littérature, la SF ? Inventive, au contraire, audacieuse, portant le réel à l’incandescence, osant faire le pari de l’imaginaire, de la fiction, au sens plein du terme, conjuguant la modernité la plus radicale et le plaisir toujours de raconter des histoires. En bousculant de plus en plus les limites du « genre ». Dira-t-on des Racines du mal de Dantec que c’est un polar ou un livre de SF ? Un grand livre, tout simplement. Et il y a bien plus de talent d’écrivain, à mon goût, chez les Bordage, Dunyach, Ligny, Genefort, et j’en passe, que chez la plupart des produits jetables qui participent du comique rituel que l’on appelle chaque année la « rentrée littéraire ».
La SF plus que jamais vivante – puisque le futur a déjà commencé.

Michel Le Bris
Éditorial d’un numéro de Gulliver spécial « Science-fiction » (Librio, printemps 2000) qui accompagnait l’édition du festival de Saint-Malo consacré cette année-là aux « utopies ».