Francisco Coloane, Aux Vents patagons par Michel Le Bris

5 mars 2020.

Aux Vents patagons
Michel Le Bris

 

ll me disait le froid avec des airs gourmands, les moutons, certains hivers, mourant par milliers, les bergers retrouvés gelés dans leurs refuges, avec leurs chiens, les condors plantés droits dans les mares, les pattes en l’air, leur bec pris dans la glace. Et puis le vent, le vent sans jamais de répit, brassant le ciel, la pluie, la neige, balayant la pampa au printemps – le vent, seul compagnon pour ne pas devenir fou de solitude…
Isla Desolacion, Bahia Inutil, Bahia Desolada, Isla Furia, Puerto de Hambre (« Port Famine ») Cementerio de los Gigantes, Cementerio Inglés : les noms, entre Patagonie et Terre de Feu, disent la détresse et l’effroi, auxquels répondent les espars empalés sur les récifs du Horn, carcasses décharnées du plus grand cimetière marin de l’histoire. La pire mer du monde, dans cet entonnoir où s’engouffrent les vents hurlant de l’Ouest. Patagonie, détroit de Magellan, Terre de Feu et puis le Horn – quel autre cap a généré l’équivalent de « cap-horniers » pour dire l’ultime épreuve, tout à la fois spirituelle et physique, l’expérience d’un mystérieux « au-delà », au-delà du dicible, au-delà de l’humain, quelque part « de l’autre côté » de soi ?

Regard d’aigle, voix de bronze, il répétait la merveille et l’effroi, l’énigme de cette fascination qui l’avait tenu toute sa vie, et l’on aurait dit que son regard restait fixé vers là-bas, face au ciel vide et aux vastitudes désolées. C’était à Saint-Malo, pendant le festival où l’avait fait venir son ami Alvaro Mutis, et la salle, subjuguée, découvrait le géant patagon. « Quelles ont été vos influences, vos maîtres littéraires, pour avoir réussi des romans aussi âpres, violents ? »
Et lui, d’une voix grondante : « Moi, quand j’avais douze ans, je castrais les agneaux avec les dents ! » Francisco Coloane devenu dans l’instant la star du festival. Avec l’émotion de découvrir, restés dans le fond de la salle, de vieux loups de mer, tannés comme vieux cuir, les mains calleuses larges comme des battoirs, venus saluer l’un des leurs. Eux aussi étaient passés de « l’autre côté ». De l’autre côté de quoi ? Passez le Horn, pour le savoir. La rue de la Soif, derrière les remparts de la vieille ville, se souvient encore de la nuit qui suivit.

« Vers où, la Patagonie ? » avait demandé Coloane au premier passant, dès son arrivée à Punta Arenas. « Par là », avait répondu l’homme, d’un geste du bras qui embrassait tout le ciel, vers l’est. Et pour lui, dès lors, la Patagonie fut ce bout de ciel bleu et vide, balayé par le vent. Il avait tout juste dix-sept ans, mais il sut, ce jour-là, que là-bas était sa Terre promise. L’hiver, il patinait sur les étangs gelés à la poursuite des flamants roses, puis, le printemps venu, galopait jusqu’à Paramo, refuge des orques et des baleines grises, où les mouettes plongeaient en piqué pour crever les yeux des agneaux nouveau-nés. Il avait sillonné ainsi toute la Patagonie, au hasard de petits boulots, et la Terre de Feu jusqu’au cap Horn – au point que son âme était restée là-bas. En 1967, à la Noël, il avait refait le tour de sa Patagonie, avec son ami le poète Evtouchenko, et il lui semblait n’en être pas encore vraiment revenu…

Terre ultime, terre frontière, ici, siècle après siècle, ont convergé conquistadors, flibustiers, missionnaires – pionniers, aussi, savants et chercheurs d’or, illuminés de tout calibre, comme s’il fallait quelque démesure intérieure pour croire que ce « nulle part » pouvait être Terre promise.

Ici Butch Cassidy, Etta Place et Sundance Kid trouvèrent un refuge après la fin de leur « Wild Bunch ».
Ici, un avoué de Périgueux, Antoine de Tounens, débarqua le 28 août 1858 pour se faire roi d’Araucanie, puis, trois jours plus tard, Orélie Ier, roi de Patagonie…
Ici, le prince Jean Salvator de Habsbourg choisit de finir ses jours, berger au pied du mont Fitz Roy.
Ici, l’Aéropostale devint une légende. Saint-Exupéry, bien sûr, et puis Guillaumet…
Tous rongés de nostalgie, hantés chacun à sa manière par le frisson du Grand Dehors.

À chaque retour à Saint-Malo, Coloane me pressait de le suivre là-bas, au bout du monde, où il avait laissé une part de lui-même. La part ultime, celle qu’il n’avait pas réussi à dire dans ses livres, parce qu’au fond, indicible. « Viens ! insistait-il, je t’en ferai cadeau. » Un Breton pouvait comprendre cela : qu’avons-nous jamais fait d’autre, nous comme eux, disant le vent, la pluie, la mer mâchant et remâchant les galets du rivage, que d’habiter nos songes ?

« Moi, quand j’avais douze ans, je castrais les agneaux avec les dents ! » Francisco Coloane, devenu dans l’instant la star du festival.