Ella Maillart, une femme du monde, par Michel Le Bris

5 mars 2020.

Ella Maillart, une femme du monde
Par Michel Le Bris

 

Personne n’aura plus la chance, nulle part dans le monde, de faire un voyage tel que celui-là », lui écrivit Peter Fleming, après leur équipée dans la Chine interdite. Imaginez un peu, en 1935 : traverser la Chine d’est en ouest, jusqu’à l’Inde mongole, et de là gagner le Cache- mire, par les cols du Pamir et du Karakoram ! Rouée de coups dans l’express de Vladivostok par des soldats ivres morts, elle vient de sortir de justesse de la Mandchourie occupée par les Japonais, le Turkestan s’est soulevé, les seigneurs de la guerre rançonnent tout ce qui bouge, des factions en guerre contre le Kuomintang s’entre-déchirent, les caravanes n’osent plus s’y risquer – et pourtant elle s’y enfonce, au péril des pillards tangoutes, en compagnie d’un voyageur dandy et fin tireur, rencontré à Pékin : Peter Fleming, frère de Ian Fleming, l’auteur de James Bond. Huit mois plus tard, ils sont en Inde. Transformés l’un et l’autre à jamais, d’avoir traversé « l’inconnu démesuré ». Outre-Manche, elle entre aussitôt dans la légende. L’égale d’une Alexandra David-Neel. La dernière grande voyageuse du XXe siècle…
Sur l’exemplaire de son livre Oasis interdites (un des purs chefs-d’œuvre du récit de voyage) offert à Nicolas Bouvier, son ami et complice, elle écrira : « Un voyage où il ne se passe rien, mais ce rien me comblera toute ma vie. » Rien ? Lisez-le : c’est à couper le souffle.

« Rien » ? On ne se risque pas ainsi sans s’être déjà frotté au monde. Sa vie, résumée, donne un peu le tournis. Née à Genève en 1903 d’une mère danoise et d’un père suisse, négociant en fourrures, elle fait ses premières armes sur le lac Léman avec Miette de Saussure (future mère de Delphine Seyrig), fonde à 16 ans le premier club suisse de hockey féminin, rate son bac, pratique le ski, navigue à 19 ans en Méditerranée, rencontre Alain Gerbault, avec deux autres filles navigue jusqu’aux Cyclades, fait la pêche au thon dans le golfe de Biscaye, participe aux Jeux olympiques de yachting en 1924, termine 9e et première femme, trouve des contrats sur des yachts anglais, pose comme modèle pour un sculpteur, travaille avec Jean Grémillon, joue les cascadeuses dans les studios à Berlin, y croise Marlène Dietrich qui tourne l’Ange bleu, rêve à l’Union soviétique, grâce à Gerbault rencontre Charmian, la veuve de Jack London, qui lui offre cinquante dollars – la voici déjà en route vers la Russie. Elle y vit de thé et de pain noir, rencontre Dziga Vertov, travaille avec Poudovkine. Retour en Suisse, avec un rêve, obsédant – les immensités entrevues dans Tempête sur l’Asie de Poudovkine. Gerbault lui fait rencontrer l’éditeur Fasquelle. Avec 6000 francs, elle réussit l’impossible, qu’elle racontera dans Des monts célestes aux sables rouges, où passe l’émerveillement de la vie nomade.

« Une femme du monde », dira Paul Morand. L’étape suivante sera la Chine interdite…

Mais ses voyages dans le « Grand Dehors » sont toujours, aussi, des voyages « au-dedans ». Elle vivra cinq ans près de Râmana Maharishi – pour une aventure spirituelle évoquée dans TiPuss. Avant de faire retraite dans les montagnes suisses, à Chandolin. Deux fois par an, jusqu’à un âge avancé, elle en sortira, finances obligent, pour des voyages comme guide en Orient – mais elle n’écrira plus, comme si, au bout de la route, il n’y avait pour elle que le silence…

Ma fierté aura été de l’avoir fait redécouvrir. Elle fut des premiers auteurs de la collection Payot-Voyageurs. Avec Nicolas Bouvier, ils furent des piliers du festival, lui jouant devant elle le garnement malicieux, elle, éteignant ses cigarettes dès qu’il tournait le dos, tous deux s’adorant. Le public de Saint-Malo n’est pas près d’oublier ses yeux bleu-acier qui vous transperçaient, son rire, ses colères (sereine, je veux bien, mais caractère de cochon aussi) et surtout l’incroyable force intérieure qui l’habitait.

Une très grande dame. Qui attendait la mort avec sérénité, dans son chalet de Chandolin. « Peur de quoi ? S’arrêter de respirer, ce n’est pas bien dangereux. » Elle s’en est allée le 27 mars 1997, à 5 heures du matin, après avoir dit, en fermant les yeux : « Je meurs, je vais être libre »… Ella, toujours vivante.