Le soldat

Écrit par : LEMAU DE TALANCE Bérénice (2nde, Lycée de Jacques Callot, Vandoeuvre-les-Nancy)

25 avril 2018.
 

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

un bruit assourdissant a retenti dans la rue. Des explosions, des éboulements de murs, des cris terrifiés, apeurés, ou encore de colère. J’ai senti Chloé trembler à côté de moi. Je savais qu’elle avait peur, qu’elle redoutait le moment où il faudrait passer à l’acte. Bien sûr, jamais elle ne l’avouerait... Ma fille était d’un courage et d’une loyauté sans faille, jamais elle n’admettait ses faiblesses. Jules, quand à lui, était plus explosif. Il agissait, dévoré par cette flamme qui le consumait et ne le quittait jamais, quelque soit ses passions du jour. Et, ensuite, il réfléchissait à ses actes... D’une main assurée, ce dernier tenait son revolver fermement, persuadé que, s’il venait à s’en servir, il agirait pour le bien ou la justice. Moi, je n’en étais plus si sûr. Je haïssais nos ennemis, certes, mais je haïssais cette guerre qui nous liait encore plus. Après tout, qui avait tort ? Qui avait raison ? Lorsque nous avons tués leurs hommes, leurs fils, leurs époux, leurs cousins, et je ne sais encore, nous avons fêté cette réussite. Et lorsque l’armée adverse avait tué nos hommes, nos fils, nos époux, nos cousins, ils ont dansé et bu à leur victoire.
Mais le moment n’était plus à se poser des questions. Jules avait raison : Ils arrivaient. Et en cet instant, lorsque je voyais ma fille, tremblante devant ses grenades, mon fils, le feu de la guerre le consumant, et ma femme, Juliette, prostrée, apeurée, je n’étais plus un homme agissant pour le bien, la justice, ou même le mal. Non, je n’étais plus rien de tout cela. Juste un homme prêt à tout pour protéger sa famille.
Tout-à-coup, après le vacarme qui n’avait de cesse depuis au moins une demi-heure, le calme s’est fait. Un calme étrange, mystérieux et terrifiant à la fois. Qu’allait-il se passer maintenant ? L’attente était insoutenable. Impatient d’en finir, j’ai brandi mon arme en grognant et me suis approché d’une fenêtre déjà fracassée. Les ennemis étaient bel et bien là, le fusil en avant, prêt à tout détruire.
« Chloé !! j’ai hurlé.
Je n’ai pas dû la rappeler deux fois. Sans une ni deux, elle était déjà à mes côtés, et elle a lancé sa grenade, cette fameuse grenade qui prendrait la vie, encore une fois d’une dizaine de soldats, qui, avant tout, étaient des hommes comme nous, des hommes esclaves de la violence qui régnait dans le monde.
Lorsque j’ai entendu le bruit de l’explosion retentir, je n’ai même plus su ce que je faisais. Je n’étais plus maître de moi-même. Nos armes à la main, Jules et moi nous sommes rués dehors et avons tiré dans la masse, d’un geste mécanique. À ce moment là, nous n’étions même plus des êtres humains, mais de simples robots à qui on aurait donné l’ordre de tuer. Hélas oui, la guerre, la mort ne laisse place aux sentiments. Il faut agir, tuer froidement, sans essayer de comprendre. Si par malheurs, ho grand malheur on pensait à autre chose, c’est nous qui finirions au sol, vidés de notre sang. Ou, pire, c’est notre famille qui en payerait le prix. Cela m’était inconcevable. Je l’avais bien dit, j’étais prêt à tous les sacrifices pour que ceux que j’aime s’en sortent indemnes.
Voilà, c’était ça ma conception de la guerre.
« Père ! Le cri de Jules m’a arraché de mes pensées.
— Je crois que la plupart ont fuit, et les autres sont tombés grâce à la grenade de Chloé. En tout cas, moi, je n’en ai touché aucun.
— Ils reviendront, fils, avec des renforts et armés jusqu’aux dents ! Ils ont juste été surpris car ils ne s’attendaient pas à une résistance de notre part. Puis, je pris une voix plus grave :
— Crois-moi, nous n’en avons pas fini.

J’ai vu Chloé, souple et agile, se faufiler comme un chat dans les décombres, à la recherche de munitions ou autres objets utiles. Très souvent, c’était elle qui nous dénichait le plus de matériaux utiles. Quand à Jules, il aimait s’assurer que les voisins du dessous le verrait avec sa belle arme à la main...

« ce n’était pas joli.

Une boule s’est formée dans ma gorge lorsque j’ai reconnu la voix de Juliette. Je savais parfaitement qu’elle détestait ce qu’on était devenu : des « tueurs » et « fouineurs », pour rependre ses mots. De mon point de vue, nous étions juste des résistants.

quand ils reviendront, que ferons-nous ? A-elle repris, soucieuse. Nous devons partir, Auguste. Trouver le passeur et nous éloigner le plus loin possible d’ici !

Le passeur ! J’ai répété, ironique. Voyons, Juliette ! Tu sais aussi bien que moi que le passeur, avec son soi-disant allié dans le camp ennemi n’est rien d’autre qu’une légende ! Une stupide légende née suite à de stupides commérages de stupides personnes avec trop d’imagination !
Et avec trop d’espoir, j’ai ajouté tout bas.

Justement, il s’avérerait que ce ne sont pas juste de « stupides commérages ». Enfin ! Tu te souviens, cette famille de six enfants, avec ce gamin qui venait souvent jouer avec Chloé, au début de la guerre ! Eh bien du jour au lendemain, ils ont disparu, comme ça, envolé ! Et Chloé affirme qu’ils sont partis. Sans ce passeur, je ne vois pas comment ils auraient fait.

J’ai soupiré. Juliette était touchante a vouloir garder un espoir, mais ce n’était vraiment plus le moment. Je l’ai prise par les épaules :
— Juliette, je sais que tu as besoin de te raccrocher à un espoir, si infime soit-il, mais ne te berne pas trop d’illusions. Nous sommes pris au piège, voilà tout. Nous ne pouvons pas nous échapper, nous ne pouvons rien faire d’autre qu’attendre et résister. C’est tout. Il faut l’accepter.
Pour la rassurer, je l’ai serrée dans mes bras, et cette vieille tendresse, entre nous, a semblé briller, éclairant un peu ce monde sombre.
et nous survivrons. ».

De son côté, Chloé faisait rouler une pierre presque aussi grosse qu’elle sur le côté. Elle venait de repérer le manche d’un fusil, et, les mains en sang, elle ne désespérait pourtant pas de creuser dans les pierres jusqu’à mettre la main dessus. Lorsqu’elle y est enfin parvenu, elle a eu beau tirer de toute ses forces, le fusil n’a pas bougé d’un pousse. Elle a juré, maudissant tous ces débris qui lui rendait la tâche si compliquée. C’est alors qu’elle a aperçu ce qui retenait l’arme. Son cœur a tambouriné dans sa poitrine. Elle a entrepris ainsi de déblayer le reste des décombres et a enfin aperçu son visage, son corps tout entier. Un homme. C’était un homme. Pas n’importe quel homme, non, car celui-ci portait un uniforme. Plus précisément l’uniforme des Ennemis. Hoquetant de surprise, elle s’est écarté d’un bond, craintive. Elle savait qu’elle ne devait pas rester ici, mais elle sentait, au fond d’elle même, qu’il fallait qu’elle voit, qu’elle sache. Qu’elle sache quoi ? Elle ne le savait pas encore...
Le garçon semblait dormir, les yeux clos, la bouche entrouverte. Son visage, maculé de poussière et de traces sanglantes, ainsi que ses cheveux d’un blond jaune pâle pleins de bout de pierres et de sang semblait resplendir au milieu de tous ces gravats. Il semblait jeune, si jeune... son cœur s’est serré, et, d’instinct, elle a plaqué sa main contre sa bouche. Elle est restée figée, fascinée, par ce visage ennemi qui n’aurait du lui inspirer que haine et dégoût, et non pitié.
Chloé ne savait comment réagir, car sans aucun doute ce soldat n’était pas mort et ne semblait pas blessé gravement. Sans doute avait-il juste était assommé. En parler à son père ? Il le tuerait forcément. A sa mère ? Elle lui rapporterait ! Quand à son frère n’en parlons même pas. Elle allait encore devoir se charger de tous toute seule....
Un hoquet soudain l’a tiré de ses réflexions, et le garçon a ouvert ses yeux, des yeux si bleus, qu’il a tourné vers elle. Il a semblé ouvrir la bouche pour parler, mais aucun son n’a franchi ses lèvres. Chloé a paniqué. Elle ne s’y attendait pas, pas si tôt ! D’un bond, elle s’est cachée derrière une grosse pierre pour l’observer. Il tentait, en s’appuyant aux débris, de se relever à demi. Lorsqu’il a enfin réussi à s’asseoir, adossé contre un gros caillou, il a essayé d’esquisser un sourire dans sa direction, mais il s’est aussitôt changé en grimace lorsqu’il a toussé un nuage de poussière. Entre deux hoquets, il est parvenu à articuler :
« tu es une petite résistante ?
Chloé ne ressentait bien sûr aucune haine à son égard, mais elle a préféré se montrer prudente, et lui faire comprendre qu’elle ne serait dupe à aucune de ses manigances. Elle a alors pris son air le plus dédaigneux possible :
oui, et je suis fière de l’être. Par ailleurs, vous ne nous faîtes pas peur, vous, les Ennemis.
Loin de l’effet escompté, le jeune homme s’est esclaffé.
quel âge as-tu ?
12 ans. Mais je ne vois pas ce que cela peut faire.
Il a secoué la tête, consterné.
si ce n’est pas malheureux ! Tu vois, je n’en ai que 19, et je me trouve déjà trop jeune et trop immature pour comprendre l’enjeu de cette guerre. Tu es jeune mais essaye de te forger ta propre opinion, ne répète pas tout ce que l’on te raconte !
J’ai ma propre opinion ! S’emporta-t-elle. Je ne te fais pas confiance. C’est tout. Parce que vous essayez de tous nous tuer.
Et pourtant, tu es restée, et tu m’as aidé. »
quelques jours plus tard, Chloé et le soldat -qui se prénommait Léo- s’entendaient aussi bien que s’ils étaient frère et sœur. Il ne ressemblait pas du tout à la description que son père dressait des Ennemis. Mais alors pas du tout. Il était doux et attentionné, rien à voir avec les grosses brutes de ses dires. De plus, la dureté de la guerre ne semblait pas encore avoir atteint son cœur. Fidèle à lui même, Léo tenait à sa gaieté malgré les épreuves qu’il avait enduré. Pour reprendre ses mots, il ne « lui resterait plus rien s’il perdait sa joie de vivre ». Il avait su ainsi gagner le cœur de Chloé et de toute sa famille, qui le logeait et le nourrissait. En contrepartie, Léo se vouait corps et âme à sa nouvelle famille, et Chloé s’ouvrait à lui un peu plus chaque jour.
« il est un Ennemi, certes, mais son cœur est bon » ne cessait-elle de répéter.

Hélas, de mauvaises nouvelles arrivèrent un jour au logis : les Ennemis revenaient à la charge. Cette fois, il fallait fuir. Plus le choix. La mine grave, c’est ainsi que nous avons abandonné la base familiale dans la nuit. Malheureusement, comme je m’étais toujours entêté à le dire, nous étions pris au piège. Des Ennemis, à droite, à gauche, devant, derrière, partout ! Pire encore, Léo avait disparu, et Chloé était au bord de la panique. Mais c’est alors, lorsque nous pensions que tout était fini, que nous allions nous faire découvrir, que Léo est arrivé, un jeune homme avec lui, et qu’il s’est dirigé vers moi, le chef de famille :
« Auguste, père, vous m’avez accueilli si chaleureusement parmi vous, que j’ai tout tenté pour essayer de vous sauver, de nous sauver, car, si vous me le permettez, je souhaiterais partir avec vous. Alors voilà : cela fait plusieurs jours que je suis entré en contact avec des dizaines de personnes différentes, pour essayer de trouver la piste de Max. Max est notre passeur.
C’est ainsi que, tard dans la nuit, une famille affamée, épuisée, mais heureuse et soulagée, marchait en direction de la liberté, grâce à un jeune homme, ou plutôt grâce à deux jeunes hommes au courage sans limite, que nous ne remercierons jamais assez.
Au petit matin du troisième jour de marche, alors que nous avions traversé forêts et champs, nous sommes arrivés sur une petite route au bord d’une rivière :

« Papa ! Arrête donc de radoter ! Tu as déjà raconter cette vielle histoire aux enfants des centaines de fois !

Agacé d’être interrompu en plein dans son récit, Auguste rétorqua :

Cela s’est maintenant passé il y a trente ans, Chloé, mais ce récit qu’était notre vie est digne d’être raconté, encore et encore.

Grand père ! Clamèrent les enfants en chœur, raconte-nous encore une fois la scène avec le passeur et comment tonton Léo vous a t-il tous sauvé !

Allons, les enfants, intervint Léo, c’est plutôt votre maman et sa famille qui m’ont sauvé, vous savez. Et je pense que tonton Max serait ravi de vous raconter sa partie de l’histoire. Mais ça, c’est justement une autre histoire ! »

FIN

(« dit-donc, Auguste ! Rouspéta Juliette, je viens juste de repenser à un petit détail...
quoi donc, Juliette ?
Aussi loin que je m’en souvienne, tu n’as jamais reconnu avoir eu tort, sur la « stupide légende du passeur » ! » )