L’édito de Lyonel Trouillot, Dany Laferrière et Michel Le Bris

"La construction de soi"

30 novembre 2016.
 

4e édition du festival Étonnants Voyageurs à Port-au-Prince

Une rencontre, non pas d’écrivains entre eux, mais entre des écrivains de Haïti et du monde (une cinquantaine au total) avec le public et le lecteur haïtiens en général et la jeunesse scolaire et universitaire en particulier. En cette année électorale et après le passage de l’ouragan Matthiew. Parce que la littérature ne parle pas que d’elle-même. Elle pense, raconte le monde, interroge le réel, le défie ; car elle lui ouvre des possibles. «  L’homme n’est jamais seul alors que je vous parle et que vous m‘écoutez.  »
Cet échange (une quarantaine de rencontres, 2 000 élèves, plus le grand public) entre écrivains et lecteurs, écrivains en devenir et citoyens de Haïti et du monde, est essentiel car il est toujours urgent de discuter de la condition humaine. Ici comme ailleurs. Aux heures les plus dures. Port-au-Prince, mais aussi le Cap, ville historique, Jérémie durement touchée par l’ouragan, et les Gonaïves trop souvent oubliée, ville historique elle aussi, meurtrie il y a quelques années par l’ouragan Jeanne. Ce n’est pas d’un jeu formel qu’il s’agit ici, mais du rapport entre les quêtes de formes et de sens qui constituent le littéraire et le social, la mémoire, l’imaginaire, et, pourquoi l’actualité.

Lyonel Trouillot


Le printemps du monde

Je reprends cette formule si agréable à l’oreille d’Homère qui fait remarquer que si les dieux envoient des malheurs aux hommes c’est pour qu’ils en fassent des chants. Je le reprends parce qu’elle s’applique si justement à Haïti.
C’est vrai que tout ne se passe pas bien en politique, mais sur le plan culturel on a l’impression que tout bouge sans cesse. On parle ici de la place de la culture dans une société démunie. La culture ne saurait remplacer l’agriculture, mais elle nous aide à ne pas trop s’apitoyer sur nous-mêmes. On a l’impression que certains pays sont constamment exposés au malheur, mais on s’étonne que leurs habitants ne perdent pas pour autant leur dignité. Ils n’ont aucun talent pour la souffrance, simplement une grande expérience de la douleur qui leur permet de se reconstruire avec une vitesse affolante. Ces gens absorbent une quantité phénoménale d’énergies, mais raffolent très peu des larmes.
Si aujourd’hui Étonnants Voyageurs revient en Haïti c’est bien parce que nous avons compris que la culture demeure une part importante dans la vie haïtienne. Elle structure même cette société : les proverbes, les chants sacrés, la musique populaire, les rythmes rara, nago ou petro, la peinture si répandue qu’elle devient un art national, la poésie dans les deux langues, le roman. Évidemment une telle vitalité étonne de la part d’une société toujours en grande difficulté.
C’est la leçon haïtienne.


Dany Laferrière


La construction de soi

Comment se construit-on ? À travers ce qui pèse sur les ensembles auxquels nous pouvons nous identifier partiellement : la région, le pays, l’humain, à travers aussi ce qui pèse sur nous et entend nous déterminer, le poids du groupe, nos origines, par notre capacité à nous frayer notre propre chemin, à nous rebeller, à nous revendiquer comme sujets. N’oublions jamais que ce sont les choses qui sont mues par des causes, – et sans doute le sommes-nous, partiellement – mais ce qui nous en distingue est que nous sommes mus, et c’est notre humaine aventure que de vouloir l’être le plus possible, par des buts. Autrement dit, nous ne nous réduisons pas aux statuts de « producteurs » et/ou de « consommateurs » : il est en chaque homme une dimension de grandeur, une verticalité par rapport à ce qui prétend nous faire courber l’échine, nous déterminer et contraindre, une dimension de liberté que nous pouvons dire poétique.
Une dimension à laquelle nous ramènent obstinément musiques, chants, poèmes, tableaux, littérature. Dont nous sentons bien que s’y dit quelque chose d’essentiel, qui nous est école de liberté et en même temps à la racine d’un être-ensemble non plus subi, mais voulu, éprouvé, rêvé.

Et dès lors, tellement de questions : quel rôle jouent nos lectures et l’écriture littéraire dans la construction de soi, le rapport que chacun développera avec lui-même, avec les autres, les proches, sa communauté, le monde – dans leurs constantes transformations ? Car le monde change, et de plus en plus vite, un monde disparaît, un autre naît, et ce sont les artistes, les écrivains qui, le plus souvent, donnent sa voix, ses rythmes, un visage à l’inconnu de ce qui vient – comme à l’inconnu en nous. Comment la littérature ouvre-t-elle le débat entre le connu et l’inconnu, le surdéterminé et la révolte ? Comment vient-elle (ou pas) nous surprendre en nous faisant découvrir l’autre en nous-mêmes, que la « vie ordinaire » s’obstine à effacer, à nous faire oublier ?

Construction de soi. Toutes ces questions prennent une singulière résonance, nous semble-t-il, ici, en Haïti, si durement frappée. Car rien ne se construit, rien ne se reconstruit, sans une grande idée de soi, de sa culture. Et des écrivains, des artistes, ici, ont témoigné avec force d’une communauté debout. Pour rappeler qu’aucune reconstruction véritable ne se peut, qui ne tient pas compte de cette culture, ne s’élabore pas à partir d’elle.

Construction de soi. Nous vivons, à l’échelle de la planète, un temps de grandes migrations. Un temps d’exils forcés : de populations chassées par la misère, de persécutions politiques ou religieuses, de catastrophes climatiques… Un temps aussi ou partir comme rester peuvent être actes de liberté. On ne peut faire d’amalgame : il y a d’un côté ces vents contraires qui chassent les gens contre lesquels il faut lutter, et de l’autre en un mouvement que rien, aucune frontière, ne paraît pouvoir réguler ou bloquer. Avec, en réponses, les tentations de plus en plus violentes de repli sur soi et leur contraire, des actions de solidarité et de partage ;
En sorte que de plus en plus de gens se trouveront, par choix ou par contrainte, devoir vivre dans une culture, parfois une langue, qui n’étaient pas celles de leur pays d’origine. Tandis que des formes de résistance et d’échanges se mettent en place pour produire moins d’exils forcés, moins de domination des uns par les autres, afin que nul individu ou communauté ne soient condamnés à la ghettoïsation ou au travestissement.
Reste que ces communautés nouvelles instables, mouvantes, auront à construire le récit leur permettant d’articuler ces différentes strates. Comme chacun aura à inventer son propre récit pour se construire un « chez soi » nouveau, ou à reconstruire son « chez soi ». Ou l’on voit bien que la littérature jouera (joue déjà) un rôle essentiel. Le roman n’est-il pas cela : l’articulation en une forme mouvante « faisant monde » de personnages, de strates différentes ?

L’anniversaire de la catastrophe meurtrière que fut la guerre de 14-18, nous rappelle combien ces questions sont essentielles. Et nous aurons à voir comment, au lendemain de la guerre, dans des communautés ou des pays dominés, prit forme et se mit en place un vaste mouvement culturel et littéraire (Caraïbe, Amérique Latine, Communauté noire des États-Unis, indigénismes, Harlem Renaissance…) revendicatif et identitaire qui marqua fortement l’évolution de la littérature dans le monde, en donnant à voir et entendre des éléments de la réalité mondiale passés jusque-là sous silence ? Et comment enfin, en période de trouble ou de mutation, de nouvelles propositions d’être au monde et à soi émergent dans les pratiques artistiques en général et littéraires en particulier.

La littérature, au cœur du monde qui vient.

Lyonel Trouillot, Dany Laferrière et Michel Le Bris

 

DERNIER OUVRAGE

 
Essais

Pour l’amour des livres

Grasset - 2019

« Nous naissons, nous grandissons, le plus souvent sans même en prendre la mesure, dans le bruissement des milliers de récits, de romans, de poèmes, qui nous ont précédés. Sans eux, sans leur musique en nous pour nous guider, nous resterions tels des enfants perdus dans les forêts obscures. N’étaient-ils pas déjà là qui nous attendaient, jalons laissés par d’autres en chemin, dessinant peu à peu un visage à l’inconnu du monde, jusqu’à le rendre habitable  ? Ils nous sont, si l’on y réfléchit, notre première et notre véritable demeure. Notre miroir, aussi. Car dans le foisonnement de ces histoires, il en est une, à nous seuls destinée, de cela, nous serions prêt à en jurer dans l’instant où nous nous y sommes reconnus – et c’était comme si, par privilège, s’ouvrait alors la porte des merveilles.

Pour moi, ce fut la Guerre du feu, « roman des âges farouches  » aujourd’hui quelque peu oublié. En récompense de mon examen réussi d’entrée en sixième ma mère m’avait promis un livre. Que nous étions allés choisir solennellement à Morlaix. Pourquoi celui-là  ? La couverture en était plutôt laide, qui montrait un homme aux traits simiesques fuyant, une torche à la main. Mais dès la première page tournée… Je fus comme foudroyé. Un monde s’ouvrait devant moi…

Mon enfance fut pauvre et solitaire entre deux hameaux du Finistère, même si ma mère sut faire de notre maison sans eau ni électricité un paradis, à force de tendresse et de travail. J’y ai découvert la puissance de libération des livres, par la grâce d’une rencontre miraculeuse avec un instituteur, engagé, sensible, qui m’ouvrit sans retenue sa bibliothèque.

J’ai voulu ce livre comme un acte de remerciement. Pour dire simplement ce que je dois au livre. Ce que, tous, nous devons au livre. Plus nécessaire que jamais, face au brouhaha du monde, au temps chaque jour un peu plus refusé, à l’oubli de soi, et des autres. Pour le plus précieux des messages, dans le temps silencieux de la lecture  : qu’il est en chacun de nous un royaume, une dimension d’éternité, qui nous fait humains et libres. »


 

DERNIER OUVRAGE

 
Romans

Veilleuse du Calvaire

Actes Sud - 2023

Lyonel Trouillot raconte l’histoire d’un paysage de pierres, de rivières et d’ombrages, celle d’une colline abîmée par la violence et la cupidité des hommes. Un notaire sans scrupule y jette un jour son dévolu, la divise en parcelles pour la livrer à une cohorte de prédateurs, criminels, affabulateurs ou tortionnaires. Mais depuis toujours en ce lieu règne la Veilleuse du Calvaire, celle qu’on a prise pour une madone, un fantôme, un esprit et qui n’est rien de cela. “Je suis, dit-elle, ton devoir de mémoire qui a choisi un corps de femme pour qu’il n’y ait dans le récit ni mensonge ni omission. Au passé comme au présent, nos corps portent les marques de toutes les offenses et de tous les dénis. Comme ils sont le chemin de toutes les promesses.”
Dans l’oeuvre de Lyonel Trouillot, le courage des femmes est un personnage en soi. Le geste de cet écrivain est toujours politique, mais ses appels sont des poèmes, des romans, et parmi eux ce livre-cri, ce livre-chant, celui de celles qui, sur l’île d’Haïti comme dans le monde entier, sont en lutte face à la folie des mâles, le mépris, l’irrespect et la haine dont elles sont les cibles et les victimes.