Réaction au manifeste : Léon Mazzella

La littérature a de l’asthme

4 avril 2007.
 

La littérature a de l’asthme

Par Léon Mazzella, journaliste et écrivain. Il a publié quantité de reportages. En avril paraîtront ses carnets de terrain au Yémen, dans "Voyageur n°1", et très prochainement son journal au Kazakhstan dans le beau "Journal des Lointains" (Buchet-Chastel) dirigé par Marc Trillard.

Bibliographie :

Le blog de Léon Mazzella


L’art de vivre se confond avec l’art de lire. La littérature étant une affaire sérieuse mais pas triste, l’art de la lecture est un bonheur toujours recommencé. Voici quelques réflexions sur la littérature de grand vent…

Julien Gracq relevait, au début de son essai « Pourquoi la littérature respire mal » (in « Préférences »), l’existence simultanée (dans les années soixante) de deux littératures de qualité – l’une de rupture et l’autre de tradition ou de continuité. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Avec ses humeurs, ses cycles et ses faiblesses, son énergie créatrice et ses légitimes besoins de repos, la littérature est un organisme vivant, de chair et de sang, de corps et d’esprit. Elle traverse les siècles avec des bonheurs inégaux et les écrivains ont toujours aussi peur lorsqu’elle traverse la rue avec une soudaine hésitation.
Chacun veille sur elle comme sur un bébé, tandis que chacun affecte de ne jamais s’en soucier : l’écrivain a horreur de la littérature ; son affaire, c’est le livre en cours, the work in progress. À l’aube d’un nouveau siècle et d’un nouveau millénaire, une volonté inconsciente d’expiation de je ne sais quelle faute, s’est fait jour. Or la littérature n’a rien à se faire pardonner. Nous nous interrogeons à nouveau sur sa mort annoncée, sur les menaces qui pèsent plus lourd sur elle, sur la nouvelle crise qu’elle traverse… Et qu’est-ce que la littérature, au juste, sinon celle que j’aime et pas celle qu’il ou elle aime ? Alors pourquoi certains écrivains lorgneraient-ils avec un brin de jalousie ceux qui vendent davantage de livres lorsque ces livres n’appartiennent pas à la littérature ; tout au plus à la chose (plus ou moins bien) écrite. Ces craintes cycliques n’expriment qu’à peine un sentiment d’injustice qui en induit un autre, de révolte. La crise du roman sur laquelle on glose régulièrement (en soupirant) depuis Balzac et Stendhal, est un marronnier de khâgneux. Une inquiétude chronique. Il en va de la mort annoncée du roman (il s’agirait d’abord de le définir, lui aussi, au moins pour qu’il n’orne plus la couverture de toute œuvre de fiction qui raconte ou non une histoire : le mot roman, cela devrait se mériter), comme de la disparition du monde animal : voilà des siècles qu’il est sur le point d’appartenir au passé ! S’agit-il encore une fois de l’inépuisable querelle des classiques et des modernes ? Est-ce d’ailleurs être classique que d’aimer et défendre une littérature du dehors contre une littérature du dedans ? Est-ce ringard de préférer relire Dumas, Cervantès et Montaigne, Dostoïevski -et Gracq-, plutôt que de s’extasier devant le minimalisme chichiteux et anémié qui a cours ? Et de rejoindre ainsi le courant d’une mode (et non pas la mode d’un courant), cette littérature urbaine à grise mine, peu souriante, cette littérature qui ne raconte rien, sinon les replis, les méandres et la faible profondeur d’un moi en déshérence ! Cette littérature (si c’en est une), issue d’une « glauque génération », a de l’asthme. Et elle sent le renfermé. Elle manque de souffle. Et d’air aussi. Péguy aurait dit : « tout cela manque un peu d’horizon ». Pourtant : « Tout livre se nourrit, comme on sait, non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi et peut-être surtout de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres… » (Gracq). Cette autre littérature, à la mode, de courant d’air davantage que de grand vent, d’appauvrissement davantage que d’enrichissement, se nourrit de mots plus que d’images, de technique plus que d’émotions, de quéquête de sens plus que de plaisir du texte ? Chaque époque annonce la fin du roman, la fin de la littérature, la fin du monde.

Face à ce manque d’air, de souffle, d’horizon, il y a des anticorps, l’antidote, le bronchodilatateur d’une littérature. L’aérateur et le réacteur de la littérature qui vit, qui a de la chair et du corps et aussi de l’esprit, celle qui a enfanté les Quichotte et les Bragelonne et qui donna aussi bien Conrad que Tolstoï et Hemingway, existent. Au rayon des ventolines, nous entendons notamment parler davantage des travel-writers, ces écrivains étranges qui préfèrent la vie à l’écriture (ils ont mille fois raison) mais qui se débrouillent, en plus, pour écrire sans cesser de vivre, et qui font plutôt bien et l’une et l’autre choses. Ils puisent dans la vie, dehors, tandis que d’autres s’épuisent dans leur chambre, dedans… Laissons le clin d’œil à Baudelaire : « Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires / Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! / Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, / Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers »… Le roman contemporain (français, surtout) est mince, maigre plutôt, anémié à force d’être enfanté dans la grisaille (n’est pas Simenon ou Bove qui veut). Il devient malade. Il ressemble au pigeon parisien, souffreteux, qui ne souffre justement pas la comparaison avec la palombe qui survole les Pyrénées. Certes, face à la vacuité d’un millénaire qui a vu décliner les idéologies, où les déceptions historiques se sont accumulées, où le vide fut parfois vertigineux, une littérature creuse se fait jour. Elle offre, en somme, l’exact reflet d’un certain regard sur le monde actuel. Le lecteur, flatté par un effet miroir, se reconnaîtrait-il dans ce quotidien minimal, dans ce nombrilisme de petite circonférence, dans cet éloge du presque rien, écrit sans excès de talent ? Cette littérature roborative mais light, au physique entretenu par un marketing certain, ces écrivains façon mannequins limandes sans sourire ni joie de vivre apparente, ces kate moches du livre ne respirent pas la santé, non. Un certain paraître creux triompherait-il d’une littérature foisonnante, truculente façon XIXème (sans avoir à remonter jusqu’à Rabelais) ? Il y a certes une vision nostalgique là-dedans. Et avant tout un sentiment de désolation face à une vacuité ambiante.

Pour reprendre courage -et l’image de la littérature considérée comme un être vivant, du début-, il faut écouter Pietro Citati, le grand essayiste italien, lorsqu’il compare la littérature aux dieux : « nous vivons une période de repos : il faut accepter que la littérature dorme un peu ; elle obéit à des rythmes biologiques… ». Citati justifie aussi Dostoïevski par la révolution industrielle, comme nous pouvons envisager Apollinaire plantant la première flèche de la poésie contemporaine (urbaine, « mécanomorphe » comme les peintures dada de Picabia de l’époque, ou bien la Tour Eiffel) avec « Zone », le poème qui ouvre Alcools : « A la fin tu es las de ce monde ancien… ». Citati encore : « Je ne crois pas qu’il faille douter de la littérature. Elle prend, comme les dieux, du repos. Mais les dieux ne meurent jamais. Et la littérature est à leur image ». Ecoutons à présent Jorge Luis Borges, qui avait la certitude que l’on reviendrait toujours « en un village de la Manche, du nom duquel je ne veux me souvenir … », autrement dit au Quichotte, dont c’est la première phrase. L’allusion a du poids. Dialoguant avec Juan José Saer, celui-ci évoque Valéry à propos d’un étrange processus quasi cyclique et sacrificiel, selon lequel un Baudelaire aurait décidé d’être classique pour s’opposer à un romantisme antérieur… Loin de penser que des Faulkner, Proust et Woolf se seraient sacrifiés au nom d’une « dialectique interne » de l’histoire de la littérature, Borges semble cependant avoir admis que « une espèce de flux et de reflux pouvait s’exercer avec plus ou moins de bonheur ». Encore la chair et le sang dans la littérature comprise comme un corps, avec ses humeurs, et jusqu’à ce don de lui-même… Cette façon d’appréhender la littérature comme un être vivant a tout pour séduire l’écrivain comme le critique, soit ceux qui s’inquiètent à des degrés divers. Cessons donc de nous plaindre, de la plaindre, la littérature, puisqu’elle est simplement fatiguée, puisqu’elle a beaucoup trop donné aux cours des siècles passés, tellement que nous n’en aurons peut-être jamais fini avec les géants qui vont de Dante à Musil en passant par Flaubert et cent autres.

D’ailleurs, et si le minimalisme anémié ambiant auquel d’aucuns identifient la crise actuelle du roman (ou une certaine misère de la littérature que l’histoire oubliera sans doute vite), niait tout simplement la littérature qui a du souffle parce qu’il l’ignore ? Elle n’est certes pas obligatoire, mais je repense, là, au terreau de Gracq comme à une évidence contournable... Que faire, alors ? « Fuir, là-bas, fuir » ? Et écrire. Y écrire. Ou bien cesser d’écrire. Il est peut-être impossible de fuir quand et comme on le souhaite : Roger Grenier conclut ainsi son admirable Les larmes d’Ulysse : « Le livre-chien : Et si la littérature était un animal qu’on traîne à ses côtés, nuit et jour, un animal familier et exigeant, qui ne vous laisse jamais en paix, qu’il faut aimer, nourrir, sortir ? Qu’on aime et qu’on déteste. Qui vous donne le chagrin de mourir avant vous, la vie d’un livre dure si peu, de nos jours ».
Citati fait donc le pari des dieux et de la convalescence d’un corps littéraire épuisé, qu’il faudra ménager un certain temps, qui donnera à nouveau, beaucoup, mais plus tard…
La réponse est peut-être aussi du côté des poètes, plus palpables que les dieux ; s’il reste, après Char, Michaux et Ponge, suffisamment de Jaccottet et de Bonnefoy pour viatique.
Hölderlin ne nous pose-t-il pas encore chaque matin sa fameuse question : « Et pourquoi des poètes en un temps de manque ? » (« Wozu dichter in durftiger zeit ? »). Je répondrais ce matin : pour croire plus fort à la littérature, pour l’aider à traverser la rue, pour vider notre avouable inquiétude, pour savoir attendre, pour lire et écrire encore, et mieux. Pour l’aider à enfanter.