Le Grand débat : "Pour une littérature monde en français"

13 novembre 2019.
 

L’émergence aujourd’hui d’une « littérature monde » en français ? Une francophonie conçue non pas comme l’espace sur lequel la France dispenserait ses lumières, mais un vaste ensemble mondial, divers, où tous dialogueraient dans des rapports d’échange et d’égalité ? Utopie, penseront certains. Pas si sûr : il se pourrait que quelque chose soit en train de changer. Alain Mabanckou dans un article retentissant publié dans le journal le Monde, Abdourahman Waberi dans le Magazine Littéraire l’ont souligné avec force ce printemps. C’est avec cette conviction qu’Etonnants Voyageurs a été créé. Et Bamako sera l’occasion cette année d’en débattre...



La francophonie, oui, le ghetto : non !
Article paru dans LE MONDE, le 18 mars 2006

Lorsqu’on parle de littérature francophone, il nous vient naturellement à l’esprit l’idée d’une littérature faite hors de France le plus souvent par des auteurs originaires d’anciennes colonies françaises. Une telle définition, par sa généralité, a le mérite de couper court aux discussions et de rassurer les consciences. Et on pourrait la reprendre pour les littératures issues des anciennes colonies, toutes nations colonisatrices confondues.

La littérature française - c’est-à-dire, au sens strict, celle qui est faite par des Français métropolitains, et en langue française - a toujours joué ce rôle d’unité de mesure au regard de la tradition littéraire qui est la sienne et à la place qu’elle occupe parmi les autres "grandes littératures" qui sont supposées avoir établi le modèle universel de la création littéraire.
Dans ces conditions, la littérature francophone n’est perçue que comme une littérature des marges, celle qui virevolte autour de la littérature française, sa génitrice. Nous prolongeons cette image, ce classement qui, au fond, dessert la littérature française au moment où, dans les espaces anglophone, hispanique ou lusophone, les "littératures venues d’ailleurs" ne souffrent guère de cette hiérarchisation.
Est-ce cette hiérarchisation qui fait que des écrivains francophiles - j’entends par ce terme des écrivains qui ne viennent pas de pays francophones et qui ont choisi d’écrire en français - sont le plus souvent immédiatement intégrés dans les Lettres françaises ? Ainsi Makine, Cioran, Semprun, Kundera, Beckett sont placés dans les rayons de la littérature franco-française tandis que Kourouma, Mongo Beti, Sony Labou Tansi relèvent encore de la littérature étrangère, même s’ils écrivent en français.
Pendant longtemps, ingénu, j’ai rêvé de l’intégration de la littérature francophone dans la littérature française. Avec le temps, je me suis aperçu que je me trompais d’analyse. La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents. Son histoire se précise, son autonomie éclate désormais au grand jour, surtout dans les universités anglophones.
La littérature française est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone. Ce n’est qu’à ce prix que nous bâtirons une tour de contrôle afin de mieux préserver notre langue, lui redonner son prestige et sa place d’antan. Il nous faut effacer nos préjugés, revenir sur certaines définitions et reconnaître qu’il est suicidaire d’opposer d’une part la littérature française, de l’autre la littérature francophone.
Il reste que les classifications sont le plus souvent soutenues par des éditeurs français qui créent des collections de littérature pour les Africains. Il s’agirait d’une question de visibilité pour ces auteurs. Or cette ghettoïsation dangereuse finit par atteindre ses limites un jour ou l’autre. Elle déprécie l’expression de tout un continent et offre une littérature de troupeau dont la seule légitimation est l’identité de la couleur de la peau ou le lieu géographique des écrivains. Ces auteurs ainsi cloîtrés, balkanisés, claquemurés, isolés, sont irrémédiablement condamnés à porter le fardeau d’une idéologie incompatible avec l’indépendance de la création. Ils vont aboyer, mais leurs aboiements ne dépassent guère les lisières du cul-de-sac.
Bernard Mouralis, professeur émérite de l’université de Cergy Pontoise, s’étonne : "Mais, comme par le passé, la critique continue souvent à vouloir rechercher dans les textes de ces auteurs la présence d’une spécificité africaine : est-il logique pour les éditeurs de créer des collections réservées à ces écrivains, et pour les libraires de leur consacrer des rayons particuliers ?"
Accordons toutefois à ces éditeurs le bénéfice de la bonne foi, l’intention louable d’espérer installer une discrimination positive. Mais, lorsqu’une initiative devient paralysante pour les auteurs, il faut passer au plan B : l’intégration de ces créateurs dans l’espace littéraire commun, espace dans lequel seule la singularité de la plume sépare le bon grain de l’ivraie...
Dans mes enseignements au Michigan, je mélange tout. Je me moque des nationalités des écrivains. La question que je me pose est la suivante : "Ce texte est-il écrit en français ou pas ?" Si oui, alors il s’agit d’un texte francophone. Par conséquent, lorsque je traite un thème littéraire, je me garde de laisser apparaître la distinction littérature française/littérature francophone.
Etre un écrivain francophone, c’est être dépositaire de cultures, d’un tourbillon d’univers. Etre un écrivain francophone, c’est certes bénéficier de l’héritage des lettres françaises, mais c’est surtout apporter sa touche dans un grand ensemble, cette touche qui brise les frontières, efface les races, amoindrit la distance des continents pour ne plus établir que la fraternité par la langue et l’univers.
La fratrie francophone est en route. Nous ne viendrons plus de tel pays, de tel continent, mais de telle langue. Et notre proximité de créateurs ne sera plus que celle des univers...

Alain Mabanckou

 

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Essais

L’avenir des simples

Grasset - 2020

On a bien compris que l’objectif des « multi-monstres » (multinationales, Gafa, oligarchie financière) était de nous décérébrer, de squatter par tous les moyens notre esprit pour empêcher l’exercice d’une pensée libre, nous obligeant à regarder le doigt qui pointe la lune, ce qui est le geste de tout dictateur montrant la voie à suivre, de nous rendre dépendant des produits manufacturés, des services et des applications en tout genre, nous dépossédant ainsi de notre savoir-faire qui est leur grand ennemi, un savoir-faire à qui nous devons d’avoir traversé des millénaires, du jardinage à la cuisine en passant par le bricolage, l’art savant de l’aiguille et du tricot et la pratique d’un instrument de musique au lieu qu’on se sature les oreilles de décibels. Reprendre son temps, un temps à soi, reprendre la possession pleine de sa vie. Et pour échapper à l’emprise des « multi-monstres », utiliser toutes les armes d’une guérilla économique, montrer un mépris souverain pour leurs colifichets : « votre appareil ne nous intéresse pas », graffite le capitaine Haddock sur un mur. Contre les transports, la proximité des services, contre l’agriculture intensive empoisonneuse, des multitudes de parcelles d’agro- écologie, ce qui sera aussi un moyen de lutter contre l’immense solitude des campagnes et l’encombrement des villes, contre la dépendance, la réappropriation des gestes vitaux, contre les heures abrutissantes au travail, une nouvelle répartition du temps, contre les yeux vissés au portable, le nez au vent, et l’arme fatale contre un système hégémonique vivant de la consommation de viande, le véganisme. Car nous ne sommes pas 7 milliards, mais 80 milliards, à moins de considérer que tout ce bétail qui sert à engraisser nos artères ne respire pas, ne mange pas, ne boit pas, ne défèque pas. Il y a plus de porcs que d’habitants en Bretagne, et quatre-vingt pour cent des terres cultivées dans le monde le sont à usage des élevages, pour lesquels on ne regarde pas à la santé des sols et des plantes. Renoncer à la consommation de viande et des produits laitiers, c’est refroidir l’atmosphère, soulager la terre et les mers de leurs rejets toxiques, se porter mieux, envoyer pointer au chômage les actionnaires de Bayer-Monsanto et en finir avec le calvaire des animaux de boucherie pour qui, écrivait Isaac Bashevis Singer, « c’est un éternel Treblinka ».

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Revue de presse :

 

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Romans

Dis-moi pour qui j’existe ?

JC Lattès - 2022

Lorsque sa fille de 6 ans tombe malade, Aden doit faire face à cette douleur inexpliquée et aux blessures anciennes qu’il croyait oubliées. Il lui faut affronter son passé, se souvenir et enquêter : est-ce que la maladie de Béa est la sienne ? Peuvent-ils se sauver ensemble ?

Aden est un professeur épanoui et un père heureux.
Mais la maladie subite de sa fille réveille des souffrances anciennes. Lui aussi, enfant, est tombé malade et soudain, son corps se souvient de tout : de la vie à Djibouti, du garçon solitaire qu’il était, de la seule douceur d’une grand-mère, du réconfort des livres.
Chaque jour, il téléphone et écrit à sa fille. Il lui raconte les paysages de sa jeunesse, convoque les mânes de ses ancêtres, faiseurs de pluie ; elle lui parle de son quotidien, l’impatience de courir à nouveau. Le père retranscrit leurs mots pour garder une trace de la lutte et vaincre le mal grâce à ce qu’ils ont de plus précieux : l’espoir.

Un roman bouleversant qui sonde l’enfance, sa part heureuse et sa part d’épouvante, le dialogue lumineux d’un père et d’une fille qui triomphent en s’appuyant sur la mémoire et la poésie.

 

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Essais

Pour l’amour des livres

Grasset - 2019

« Nous naissons, nous grandissons, le plus souvent sans même en prendre la mesure, dans le bruissement des milliers de récits, de romans, de poèmes, qui nous ont précédés. Sans eux, sans leur musique en nous pour nous guider, nous resterions tels des enfants perdus dans les forêts obscures. N’étaient-ils pas déjà là qui nous attendaient, jalons laissés par d’autres en chemin, dessinant peu à peu un visage à l’inconnu du monde, jusqu’à le rendre habitable  ? Ils nous sont, si l’on y réfléchit, notre première et notre véritable demeure. Notre miroir, aussi. Car dans le foisonnement de ces histoires, il en est une, à nous seuls destinée, de cela, nous serions prêt à en jurer dans l’instant où nous nous y sommes reconnus – et c’était comme si, par privilège, s’ouvrait alors la porte des merveilles.

Pour moi, ce fut la Guerre du feu, « roman des âges farouches  » aujourd’hui quelque peu oublié. En récompense de mon examen réussi d’entrée en sixième ma mère m’avait promis un livre. Que nous étions allés choisir solennellement à Morlaix. Pourquoi celui-là  ? La couverture en était plutôt laide, qui montrait un homme aux traits simiesques fuyant, une torche à la main. Mais dès la première page tournée… Je fus comme foudroyé. Un monde s’ouvrait devant moi…

Mon enfance fut pauvre et solitaire entre deux hameaux du Finistère, même si ma mère sut faire de notre maison sans eau ni électricité un paradis, à force de tendresse et de travail. J’y ai découvert la puissance de libération des livres, par la grâce d’une rencontre miraculeuse avec un instituteur, engagé, sensible, qui m’ouvrit sans retenue sa bibliothèque.

J’ai voulu ce livre comme un acte de remerciement. Pour dire simplement ce que je dois au livre. Ce que, tous, nous devons au livre. Plus nécessaire que jamais, face au brouhaha du monde, au temps chaque jour un peu plus refusé, à l’oubli de soi, et des autres. Pour le plus précieux des messages, dans le temps silencieux de la lecture  : qu’il est en chacun de nous un royaume, une dimension d’éternité, qui nous fait humains et libres. »


 

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Journal

Rumeurs d’Amérique

Plon - 2020

Le portrait d’une autre Amérique.

Ici, je me suis fondu dans la masse, j’ai tâté le pouls de ceux qui ont ma couleur, et de ceux qui sont différents de moi, avec lesquels je compose au quotidien.
Certains lieux, de Californie et du Michigan, me soufflent leur histoire car je les connais intimement.
D’autres me résistent, et il me faut quelquefois excaver longtemps pour voir enfin apparaître leur vrai visage. Mais ce périple n’a de sens que s’il est personnel, subjectif, entre la petite histoire et la grande, entre l’immense et le minuscule. Et peut-être même que, sans le savoir, j’entreprends ici ce que je pourrais qualifier d’autobiographie américaine, entre les rebondissements de l’insolite, la digression de l’anecdote et les mirages de l’imaginaire.