Velibor Colic : "Le chant des guerriers – La littérature nationaliste"

22 mai 2013.

Pour chaque rencontre de l’Edinburgh World Writers’ Conference à Saint-Malo, un écrivain était invité à ouvrir le débat par un discours introductif. Voici le texte d’Velibor Colic, lu en prélude au débat : "Y-a t’il une littérature nationale ?"

 

Voir la vidéo de la rencontre.

Les rides d’une nation sont aussi visibles que celles d’un individu.
Emil Michel Cioran

Pendant une visite en Suisse un journaliste avait demandé à Ernesto Sabato.
- Monsieur Sabato, comment ça se fait-il que vous là-bas en Amérique latine vous avez tant de romans épiques, des épopées et des mythes dans la littérature, tandis que nous, en Suisse, un peu moins, voire pas du tout ?
- Ecoutez jeune homme
, avait répondu Sabato, au moment où Guillaume Tell a RATÉ son fils, vous avez perdu la dernière chance d’avoir une tragédie nationale...

La littérature comme un projet politique

Le texte qui suit n’est pas un questionnaire sur la littérature nationale, encore moins une expertise scientifique ; c’est un constat amer : la frontière entre une littérature nationale et nationaliste est très mince. Malheureusement, je fus le témoin, là-bas en ex-Yougoslavie, d’une « littérature élitiste » devenue soudainement « une littérature nationale » ; où les « écrivains » avec leurs livres et une « langue nationale » définissaient d’abord l’espace spirituel et national de leur peuple, ensuite les généraux arrivent pour « arrondir les frontières »...
Et bien évidemment ce triple crime - génocide, mémoricide et urbicide - survenus juste après dans mon pays, comme les sous-produits d’une littérature nationale.
Dans son roman Koreni (Les Racines, 1954) Dobrica Ćosić , écrivain, surnommé « Tolstoï des Balkans », « père de la nation serbe » et futur ex-président de la petite Yougoslavie (Serbie et Monténégro – 1992/1993) forge une sorte de manifeste d’une littérature nationale cuisinée à la sauce balkanique. Selon un critique émerveillé ce grand roman fleuve, « paysan et familial » traite et glorifie « le culte de la liberté du peuple serbe, la mythologie ancestrale et nationale, le despotisme patriarcal... », tout en dénonçant, magistralement selon le même critique, « l’européanisation des intellectuels serbes, la destruction de la paysannerie et l’individualisme ». Le fruit de tout ça : le déracinement du peuple, voire la disparition la plus complète de la nation.
En 1954, la nation (faite de paysans-patriarches-traditionalistes mais libertaires) comme aujourd’hui a les mêmes ennemis – l’Europe, la mixité culturelle, l’Occident, l’urbanité et l’individualisme.
Le « Tolstoï des Balkans » plaide, donc, pour une littérature nationale propre et bien de chez nous, sérieuse, voir ennuyeuse, et tragique où « le peuple serbe, dixit Cosic, perd toujours en paix tout ce qu’il avait gagné pendant la guerre ».
Les observateurs plus objectifs découvrent dans ce roman, non dénué d’intérêt tout de même, une prémisse (bien argumentée et accentuée depuis dans l’œuvre de Cosic) de futurs malheurs qui vont s’abattre sur ce pays, la Yougoslavie, « la plus jeune nation de l’Europe ». Et ce triple crime – génocide, mémoricide, urbicide – commis par ses élèves (tel Radovan Karadzic, chef des Serbes de Bosnie, lui-même psychiatre et poète nationaliste) au nom de la nation.
L’implication de l’écrivain dans une guerre n’est jamais directe, mais il me semble que les vraies racines du mal sont dans cette littérature dite nationale, qui revendique notre terre et nos frontières spirituelles dessinées par la langue et la religion, tout en dénonçant, plus ou moins ouvertement, les vrais ennemis voisins (les communistes, les Albanais, les musulmans « turcs » chez Cosic) ou les ennemis cachés, et d’autant plus vicieux, qui sont tout simplement les autres, tous les autres...
Le cauchemar, d’abord serbe, et ensuite croate ou bosniaque, avait commencé au moment précis où les romans de maître Cosic et ses disciples sont devenus un projet politique, et où l’on a commencé à lire leurs romans comme les manuels de l’histoire...
Et les livres d’histoire comme la littérature.
Et ce mélange de genres, de l’histoire et de la littérature, s’est avéré tragique.
Pour tous.
La frontière entre le mythe et la réalité est dans l’intelligence et dans le bon sens, dans la distance et le pouvoir de déduction...
Mais hélas les nouvelles littératures nationales jouent sur la note émotive et collective, sur nos certitudes dures comme le granit, qui ne se vérifient pas.
Et à ces moments-là, entre la littérature nationale et la littérature nationaliste, il n’y a qu’un pas à franchir.
Pour ce petit pas les écrivains s’écartent et laissent la place aux militaires.

L’espace spirituel d’une nation

Et pourtant pas que l’enfer, les frontières aussi, ce sont les autres. Ces lignes imaginaires, géo-et-politiques, sont comme des petites blessures dans le tendre tissu de l’humanité. Partout, depuis longtemps nous vivons avec nos murs et nos langues, nos nord et nos sud ; nos riches et nos très pauvres... Les frontières sont aussi nos dieux et nos couleurs, nos visages – les moustaches tziganes et le nez juif, les yeux bleu délavé aryens et les lèvres charnues d’une chanteuse de jazz. Depuis longtemps on fait et défait les empires, les démocraties et les dictatures et on vit confortablement entre nous et pas avec les autres... Pour changer, ou « protéger » nos frontières, les généraux mènent tout le temps une guerre et l’écrivain, le dernier douanier, raconte. Cet étroit espace coincé entre l’arrogance des conquistadors et les destins de leurs victimes, entre toutes nos frontières, peut, avec un peu de courage et du talent devenir une nouvelle géographie de l’homme. La grande Histoire est une statistique et la littérature nomme et égraine les petites tragi-comédies de l’homme. C’est peu, mais, il me semble, ça vaut le coup...

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Dans un débat télévisé récent autour du projet gouvernemental français « Mariage pour tous » monsieur Eric Zemmour (écrivain et journaliste politique français, selon Wikipédia) explique la violence de certains manifestants « anti mariage gay » comme le produit « de mai 68 ».
Selon lui les manifestants de 68 réclamaient « la liberté, donc l’individualisme » (donc l’ultralibéralisme (???) actuel) et ce ne sont que les « enfants qui veulent se débarrasser de ce monde imposé par les soixante-huitards, un monde politiquement correct »...
L’idée d’une culture ou d’un mode de vie nationale, chez les « Zemmour » s’abreuve, ici en France comme dans les Balkans, à la même source. Les raccourcis, les formules déjà faites, la ré-interprétation de l’histoire, le négationnisme, le populisme, le nationalisme...
Nous voyons encore une fois que la littérature nationale est un « caméléon ». Chez nous, en ex-Yougoslavie, on l’appelle parfois « littérature patriotique », régulièrement « traditionnelle » et très souvent « littérature populaire ».
J’ajouterai même la littérature obligatoire, l’unique et la seule possible...

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Dans son livre Balkans – terreur de la culture (Belgrade, 2008) l’ethnologue serbe Ivan Čolović parle de « l’espace national, culturel et spirituel d’un peuple » et des genres « para-littéraires » qui se nourrissent de cette sainte Trinité de la nation.
Et dans un état pluri-national, multiconfessionnel et fortement mélangé comme le sont, malgré la purification ethnique guerrière, tous les pays ex-yougoslaves, cette thèse – un espace, une langue et une littérature – pose beaucoup de problèmes.
Les points communs entre les diverses nations (l’origine, la langue, la mentalité) sont observés, découpés et ré-interprétés comme les points faibles dans le tendre tissu de notre spiritualité. Parce que la littérature nationaliste se veut exclusive. Aucune autre littérature n’est tolérée, encore moins une littérature nationale chez nos voisins.

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Par sa forme et son essence la littérature nationale refuse la modernité. Ce sont en général des romans écrits dans la langue « ancienne » (dont populaire et anti-élitiste) ou de longs poèmes qui brouillent volontairement les pistes entre les épopées ancestrales et la situation actuelle (en général dure) de la nation. Ivan Colovic donne un exemple : en pleine bataille durant la dernière guerre en Bosnie, les soldats serbes criaient les noms de héros issus de la littérature populaire comme s’ils voulaient clairement afficher, et historiquement justifier, l’universalité de leur propre combat.

Au nom du peuple (quelques conseils pour devenir un écrivain nationaliste)

La littérature nationale n’est pas citoyenne du monde. Dans ce « Weltanschauung » on dédouane notre nation de tous les péchés et on la transforme en une métaphore. Notre patrie n’est plus un pays ou un état, c’est souvent une belle et jeune fille violée et souillée ; notre nation est aussi le cimetière de nos grands-pères, notre religion, une colombe blanche ou une mère.
Les œuvres récentes des écrivains nationales - serbes, croates, bosniaques - nous présentent la mère patrie comme une sorte de monstre qui réclame sans cesse notre sang et nos vies. Une chanson populaire croate clame – « Ne sois pas triste ô la mère Croatie, appelle nous, juste appelle nous/ et nous allons tous comme des faucons sacrifier nos vies pour toi ».
Malgré l’argent, la gloire et le pouvoir, dans ce coin de l’Europe ce n’est pas facile d’être un écrivain national. Mais ça vaut la peine de sacrifier tout, absolument tout y compris la nation - pour la nation.

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L’âge d’or des littératures nationales dans le sud-est de l’Europe correspond au crépuscule du communisme. La mutation était d’abord visible chez les écrivains dissidents, ensuite chez les « convertis » du communisme et finalement chez les autoproclamés bardes nationalistes.
Bien évidemment ils étaient fortement appuyés par l’église et les nouveaux pouvoirs « fraîchement et démocratiquement » élus qui évoquaient tout simplement la renaissance de notre peuple.
La littérature nationaliste parle toujours au nom du peuple avec une rhétorique héroïque, elle cherche et trouve les bouc-émissaires, elle rend visible nos ennemis et accuse ou pardonne toujours et toujours au nom du peuple.
Les vrais écrivains demandent le temps et le silence tandis que leurs collègues nationalistes réclament la scène, la foule , le bruit et la fureur, « le sang et les larmes »... C’est une littérature grossière et grossiste qui regarde l’humanité dans une optique très simple – bien et mal, nous et autres, victimes et assassins... Comme dans les westerns américains, les bons portent toujours un chapeau blanc alors que les méchants sont coiffés d’un chapeau noir.
Dans ce combat épique et éternel nous sommes les « good guys » qui défendons les vrais valeurs tandis que de l’autre côté ce sont les barbares qui changent de noms et de visage, mais qui ne changent pas leur nature – sauvage, destructrice et décadente.
Un monde simplifié et tranché comme un match de foot.
Normalement cette littérature doit rester à sa place : dans la margine du monde. Mais malheureusement derrière les divagations des « poètes » de mon pays se cache une véritable tragédie – une guerre fratricide, plus de 100.000 morts et deux millions de réfugiés.
Parmi les responsables de cette tuerie certains écrivains sont très haut placés. Leurs tirades patriotiques, leurs œuvres et leurs appels à la guerre résonnent toujours, telle une messe macabre, dans les têtes des victimes.

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La littérature nationale ressemble à une église. Tout est sacré dans la littérature nationale. Notre sol est sacré, notre langue et notre liberté surtout. Elle est nécrophile aussi. Dans cette littérature, nous sommes soit déjà morts, soit en train de mourir, sur l’autel de la patrie. Dans les textes patriotiques nous, les justes, ne sommes plus vraiment des hommes ; nous n’avons pas de noms ou de métiers, nous ne sommes pas non plus mariés ou célibataires, grands ou petits, nous n’avons pas de destin individuel mais un destin commun, qui est, bien évidemment, tragique...
L’écrivain national nous préfère victimes.
Victimes de l’islamisation, de la mondialisation, des divers complots mondiaux ; sous sa plume nous sommes une poignée de gens courageux et lucides qui résiste face à un ennemi riche, rusé et impitoyable.
« Avant la guerre, écrit un satiriste serbe, nous n’avions rien. Puis les Allemands sont arrivés et ils ont tout détruit. »

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Un écrivain national mène toujours un combat. Mais d’abord et avant tout, il est une sentinelle qui veille sur notre langue, un espace vital et primordial pour chaque homme de lettres. Le problème est que notre langue ne correspond jamais aux frontières de notre état.
Pour corriger cette anomalie on trouve toujours un colonel ivre pour libérer le peuple de lui-même. Un philosophe allemand avait constaté : « Les tragédies qui se répètent peuvent devenir les farces... »
Ajoutons à la fin, malheureusement même les farces qui se répètent peuvent devenir les tragédies.
Pas que l’enfer : les frontières aussi, ce sont les autres. Ces lignes imaginaires, géo- et-politiques, sont comme des petites blessures dans le tendre tissu de l’humanité. Partout, depuis longtemps, nous vivons avec nos murs et nos langues, nos nord et nos sud, nos riches et nos très pauvres... Les frontières sont aussi nos dieux et nos couleurs, nos visages – les moustaches tziganes et le nez juif, les yeux bleu délavé aryens et les lèvres charnues d’une chanteuse de jazz. Depuis longtemps on fait et défait les empires, les démocraties et les dictatures et on vit confortablement entre nous et pas avec les autres... Pour changer, ou « protéger » nos frontières, les généraux mènent tout le temps une guerre et l’écrivain, le dernier douanier, raconte. Cet étroit espace coincé entre l’arrogance des conquistadors et les destins de leurs victimes, entre toutes nos frontières, peut, avec un peu de courage et du talent devenir une nouvelle géographie de l’homme. La grande Histoire est une statistique et la littérature nomme et égraine les petites tragi-comédies de l’homme. C’est peu, mais, il me semble, ça vaut le coup...

Croire en la littérature ?

Espérons qu’après le temps de la politique, qui n’est qu’un jeu pervers auquel on devra un jour mettre fin, et après le temps des « bardes » nationaux fous et assoiffés de sang, viendra le temps de la littérature. Une littérature nomade et humaine, mobile et métèque, décoiffée et indisciplinée, sans visa et sans passeports.
En 1992, pendant la guerre, dans mon carnet de soldat, peut-être stupidement, certainement naïvement, effrayé, j’ai écris un texte, comme une sorte de kaddish pour mon pays. Le texte s’appelle « Croire en la littérature ».
« En temps de guerre, croire en la littérature, c’est refuser les formules toutes faites, ne pas choisir la nécrophilie et la mort ni les considérer comme des « nécessités » bibliques incarnées par les quatre Cavaliers de l’Apocalypse. C’est, d’autre part, travailler sur l’agencement magique des mots, reconnaître le mal, le condamner, car c’est ainsi que l’on peut, chez nous, en Bosnie, dépasser l’option littéraro-esthétique.
C’est évoquer le caractère lumineux et sacré du sacrifice des victimes, encore et toujours, afin de croire à nouveau au sens, de réinsuffler la vie, sans s’occuper du fait que cette histoire a déjà été de nombreuses fois racontée. C’est croire en la force du cri primordial, sage et vieux comme le monde, du cri de l’enfant qui, poussé par l’instinct de vie, déchire les entrailles de sa mère pour annoncer le triomphe certain et définitif de la créativité sur l’absurde, la violence et la destruction.
Oui, c’est cela, croire en la littérature.
Contre laquelle personne ne peut rien.
Car elle détient les secrets de l’alchimie éternelle de la vie même ».
Quelques mois à peine après le soldat est devenu un exilé et ce texte écrit sur les genoux dans les tranchés est devenu un livre.

Ils peuvent tuer toutes les hirondelles, dixit un proverbe tzigane, mais ils n’empêcheront pas la venue du printemps.

Velibor Čolić, printemps, 2013.


Les guerres récentes en ex-Yougoslavie ont ajouté un nouveau mot – mémoricide - dans la longue liste de nos horreurs contemporaines. Effacer par les moyens militaires, et en trois mouvements – passé, présent et futur – toute présence de l’Autre, chaque moindre idée d’une autre culture, religion, langue ; pour réinventer notre propre version de la mémoire

Urbicide, « tuer une ville », le terme utilisé par le grand architecte et ancien maire de Belgrade, Bogdan Bogdanović, où il se lamente sur les villes yougoslave « tuées » pendant cette folle guerre. Et pas n’importe lesquelles, ce sont en général les plus belles villes (Vukovar et Dubrovnik en Croatie, Sarajevo et Mostar en Bosnie), les plus mélangées et les plus culturelles par définition. Les villes symboles qui dérangeaient les projets nationalistes.
Pendant le siège de Sarajevo l’armée bosniaque a réussi à capter le général serbe Ratko Mladić qui via talkie-walkie ordonnait à son colonel de tirer sur la ville.
« Oui mon général », lui dit le colonel, « mais vous n’avez pas donné les cibles ».
« Rien à cirer », rétorquait le général, « tirez, on ne peut pas rater une ville. »

Dobrica Ćosić (1921, Serbie) écrivain, romancier, politicien et « le théoricien national ». Connu sous le nom de « père spirituel de la nation serbe », vénéré par les ultra-nationalistes dans son pays, ailleurs il est reconnu comme l’architecte principal de l’idée de la Grande Serbie. Toujours vivant, Ćosić aujourd’hui mène une ultime bataille pour le Kosovo « le berceau de la nation et la spiritualité serbe ».

 

DERNIER OUVRAGE

 
Récit

Guerre et pluie

Gallimard - 2024

Velibor Colic a en n écrit le récit de sa guerre, celle qu’il a vécue en 1992, depuis son enrôlement dans l’armée croato-bosniaque lors de l’invasion de la Bosnie par l’armée fédérale ex-yougoslave tenue par les Serbes, jusqu’à sa désertion, qui a marqué le début de sa vie en exil. Il l’avait évoqué dans son tout premier livre, Les Bosniaques, série de brefs récits de guerre, écrit en serbo-croate. C’est ici un projet d’une toute autre ampleur. La première partie raconte l’apparition, vers 2020, alors que l’auteur vit à Bruxelles, d’une maladie rare, provoquant l’éclosion de cloques douloureuses sur le corps et dans la bouche, qui fait revenir à sa mémoire les images des corps en déchéance. Il comprend aussi que si sa langue est attaquée par des aphtes purulents, c’est qu’il a dû s’arracher à sa langue maternelle pour venir habiter le français : le corps dit toutes ces déchirures. La deuxième partie évoque de façon saisissante la vie du jeune soldat de 28 ans jeté dans un univers d’épouvante : la guerre détruit les hommes, mais aussi les animaux, les arbres, tout ce monde de beauté paisible qui avait été le sien. La troisième partie raconte comment, ayant décidé de déserter, l’auteur a réussi à échapper à la guerre, au prix du deuil de tout ce qui avait fait sa vie jusqu’alors.« La mémoire parle une langue étrangère dont nous ne maîtrisons pas tous les signes », écrit Colic. C’est ce qui donne à ce récit son caractère à la fois halluciné et drolatique. L’horreur des tranchées, la déréliction des soldats, les souffrances, tout cet univers d’e4roi où aucune loi n’existe, est contrebalancé par la douceur merveilleuse des souvenirs d’avant – en particulier des souvenirs amoureux, évoqués avec une délicatesse et une poésie qui subjuguent. L’auteur se décrit avec une autodérision parfois enfiévrée de colère, comme un colosse branlant. C’est un livre de révolte mais aussi, paradoxalement, un livre plein de tendresse et de drôlerie, car l’auteur ne se départit jamais de son penchant pour les aphorismes sarcastiques ou absurdes. Ce grand livre est d’autant plus puissant qu’il résonne terriblement avec ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine.