Texte d’Alvaro Mutis

9 juin 2006.
 

Rendez-vous dans l’Atlantique Sud

J’ai pensé que l’une des formes les plus justes et les plus opportunes pour répondre à votre question serait de rendre hommage au plus étonnant des voyageurs des temps modernes : Joseph Conrad. En nous rappelant le moment où il décida de devenir le plus étonnant des romanciers.
Dans la petite mais confortable cabine de second à bord du Torrens, un svelte trois-mâts de 1 234 tonneaux, deux hommes dialoguent dans le vaste silence d’une nuit étoilée comme on n’en voit que dans l’hémisphère Sud. Le bateau, un des derniers à effectuer un service mixte de transport de marchandises et de passagers, entre l’Australie et Londres, fait route, par vent favorable, vers la capitale de l’Empire.
Le second, qui a rang de capitaine, s’est vu obligé d’accepter cet engagement, rémunéré 8 livres par mois, car une place de commandant de navire est alors chose rare. C’est un homme de petite taille, aux gestes nerveux et aristocratiques, aux cheveux noirs et aux yeux de même couleur animés d’une incessante et scrutatrice mobilité. Etrange mélange de gestes quasi féminins, comme issus d’une cour d’empire d’Europe centrale, d’une virilité acérée qui émane de ces yeux faits pour l’autorité et de la voix au timbre clair et aiguë de quelqu’un qui a l’habitude de prendre des décisions. Il parle un anglais châtié mais avec un fort accent slave, qui le rend parfois incompréhensible. L’interlocuteur de ce loup de mer aux manières de comte est un affable jeune homme qui arbore une cravate aux couleurs de Cambridge et qui, malgré lui, laisse percer dans sa conversation une solide culture classique et une familiarité de bon aloi avec les grands noms du monde des lettres de l’époque. Il est entré dans la cabine du second pour lui rendre un manuscrit que celui-ci lui avait prêté afin de recueillir l’avis de quelqu’un versé dans ce genre d’activités. Les petites et fines mains du marin prennent les feuilles noircies d’une écriture menue, difficile à déchiffrer, aux traits irréguliers et nerveux. Après un long silence, le second regarde fixement son interlocuteur et lui demande : « Eh bien ! Cela vous a-t-il intéressé ? Cela mérite-t-il d’être terminé ? » L’autre répond par un mot d’une laconique conviction propre à un Anglais bien élevé : « Certainement ». Le tintement de la cloche indique un changement de quart. Le second du Torrens se lève, passe une courte veste de marin en drap épais et ouvre la porte pour laisser sortir le premier son hôte et passager. Rien d’autre n’est prononcé qu’un bref et cordial « Bonne nuit ».
Après avoir pris son quart, le second s’appuie sur la rambarde du château de proue et regarde l’obscur et calme désordre des eaux. « Donc, pense-t-il, cela mérite d’être terminé » Cette histoire d’Almayer, le commerçant hollandais rongé par le climat de l’archipel, soumis à la tyrannie infantile et capricieuse de son épouse malaise, sa lente déchéance et ses sordides aventures avec le rajah, dans le territoire duquel se trouve le comptoir que lui a confié Lingard, seront un jour les éléments d’un roman lu par d’innombrables et anonymes lecteurs. Curieux destin. Plus de vingt ans en mer et voilà que, soudain, il songe à entamer une carrière d’écrivain. Ce n’est pas la première fois que le hasard le place à la croisée de tels chemins. Combien d’autres lui en réserve le futur ? Quand il termine son quart, sa décision est prise. Arrivé à Londres, il achèvera son roman et l’enverra à un éditeur. Lequel ? Peu importe. Le premier sera le bon.
Il se déshabille lentement tandis que la petite lampe de la cabine oscille en faisant gémir l’anneau auquel elle est suspendue. Absorbé, le marin pense au nom qu’il devra prendre dans sa nouvelle vie. Konrad Korzeniowski ? Joseph K. Korzeniowski ? Le K a une résonance tudesque qui le gêne. Conrad, c’est mieux. Oui, Joseph Conrad.
Et, cette nuit-là, sous le dôme illuminé de l’Atlantique calme naît un des plus grands, un des plus inquiétants et des plus originaux écrivains de son temps et de tous les temps.
Ici, à Saint-Malo, il y a dix ans, nous étions venus prononcer son nom avec enthousiasme et vénération.

Alvaro Mutis
Traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry