Texte de Jim Harrison

17 juin 2006.
 

Saint-Malo

Je me suis dit, hier après-midi à 15h47, que cela faisait huit ans que je n’avais pas pris de vacances pour moi tout seul, de ces vacances où la famille n’a aucune part, où il n’est pas question de recevoir des amis, où je ne m’efforce pas d’être bien sage au cours de ce bref et brutal passage qu’on appelle la vie. Comme mon père avant moi, je suis d’un naturel passablement larmoyant et sentimental, et le message central de ma jeunesse semi-miséreuse a été ce célèbre lieu-commun du calvinisme : Il faut travailler pour vivre.

Mes dernières vacances ont eu pour cadre la côte nord-ouest du Costa-Rica, en compagnie de mon ami le peintre Russell Chatham et de l’écrivain Guy de la Valdène qui le premier me fit, voici bien des années, découvrir la France. Nous avons pêché à la mouche des poissons-épieux, et un jour où je récupérais d’une gueule de bois en dormant sur une plage, un iguane géant a essayé de s’accoupler avec moi. Par respect des convenances, je préfère supposer qu’il s’agissait d’un iguane femelle et je dois bien avouer que sa langue fourchue d’un mètre de long faisait quand même pas mal d’effet et m’a clairement rappelé l’époque où nous étions tous des lézards pataugeant dans la boue gluante. Toutefois, l’aspect le plus engageant de notre villégiature, la pêche mise à part, était la présence dans ce petit hameau d’un restaurant de fruits de mer belge. Bien sûr, qui dit belge ne dit pas français, mais en l’occurrence, c’était presque ça. Après une dure journée passée à pourchasser les poissons et quelques belles indigènes récalcitrantes, j’étais en mesure de savourer un Ricard, puis un gigantesque déploiement de fruits de mer à peine arrachés à l’océan Pacifique, à une cinquantaine de mètres de là, notamment une soupe divine à base de minuscules crustacés, le tout arrosé de Meursault, le seul vin blanc que j’aime vraiment. Que peut-on rêver de mieux ?

De ma petite enfance, j’ai gardé l’image, tirée peut-être d’un livre pour la jeunesse, d’un train traversant un paysage verdoyant en direction d’un océan bleu cobalt. Et ma vision s’est concrétisée. En calviniste décadent, je suis arrivé à la gare, à Paris, avec deux heures d’avance, amené jusque-là dans une toute petite automobile par une ravissante jeune femme à qui j’ai demandé sa main. À toutes fins utiles, je précise qu’elle a dit non. Je reconnais qu’à l’époque j’étais en pleine déprime, victime d’un surmenage contracté dans les studios hollywoodiens, mal qui donne l’impression d’avoir un millier d’anguilles albinos attachées au corps.

Pour ne rien vous cacher, pendant mon séjour à Saint-Malo j’ai oublié de me rendre sous le chapiteau réservé à la presse, parce que j’étais beaucoup trop occupé à manger et à boire, m’efforçant vaillamment de me soigner corps et âme, sans parler de ma bedaine. Je n’ai même pas eu le temps de tomber amoureux, et a fortiori de fréquenter la presse. Si mes souvenirs sont bons, on a beaucoup parlé de littérature. Voilà ce que je fais, au lieu de prendre des vacances. J’invente des personnages qui en prennent.

À Saint-Malo, j’ai bu et mangé, j’ai suivi l’océan très loin à marée basse, invisible à tout le monde sauf aux oiseaux de mer et à quelques merveilleuses vieilles dames occupées à détacher les coquillages des rochers. Je me suis allongé à plat ventre, dans mes vêtements coûteux et sans valeur, pour étudier les mares et leur contenu. Je me suis trompé d’ascenseur à l’hôtel et je me suis perdu dans le sous-sol, où j’ai fini par pousser une énorme porte en acier derrière laquelle une douzaine de ravissantes vieillardes mijotaient dans un bassin d’eau thermale. Elles m’ont fait signe d’approcher, comme mes deux défuntes grand-mères que j’aimais tant.

J’étais donc grognon, à demi hystérique, déprimé, mais en fin de compte remis à neuf. M’étant avancé très loin sur le lit dénudé de l’océan, j’ai pris quelques résolutions sur lesquelles j’ai écrit un petit « poème de Saint-Malo ». J’ai décidé de me désintéresser totalement de mes responsabilités financières et d’écrire un roman intitulé The Road Home. Et c’est justement ce que j’ai fait, grâce à ma révélation bretonne. Ce poème, le voici :

« La vie est trop courte pour me prostituer plus longtemps, »
ai-je psalmodié à l’océan Atlantique
depuis ma chambre du bord de mer à Saint-Malo,
l’esprit tout à fait frugal jusqu’au moment où
j’ai fait une longue promenade à marée basse vers la mer
et observé de près des vieilles dames françaises
ramassant des coquillages. En partant, elles ont agité
leur index en me lançant : « La marée, la marée, »
et je les ai regardées repartir vers la côte
où je n’avais aucune envie de les suivre. Quelques-unes
se sont arrêtées pour agiter les bras comme des moulins.
La marée ! La marée descend, et puis elle remonte
sur cette plage, énormes, hautes de sept ou huit mètres,
les vagues sont revenues vers le rivage lentement
mais plus vite que moi. Je ne voulais toujours pas repartir
parce que j’avais l’impression d’être une très vieille prostituée
qui veut se noyer, mais alors cette impalpable pulsion de l’ego
est partie à la dérive à la suite d’une chiure de mouette.
Avant de mourir, il faut que je mange les trois étages du plateau
de fruits de mer, accompagnés de deux bouteilles
de Sancerre. C’est son dîner qui ramène chez lui le chien battu,
la queue mi-haute, mi-basse, non pas un chien prostitué,
mais des jambes qui trottinent, un ventre vide.

Jim Harrison
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Béatrice Vierne