Gulliver n°1 (Librio) : "Dire le monde"

Librio, août 1998, 96 pages

18 juin 2006.
 

Revue littéraire trimestrielle fondée en 1990 par Michel Le Bris, Olivier Cohen et Alain Dugrand

Directeur de la publication : Michel Le Bris
Rédacteurs en chef : Michel le Bris et Jean-Claude Izzo


SOMMAIRE

EDITORIAL

« Dire le monde »... On l’avait oublié, à force de la vouloir servante des idéologies, succursale des sciences humaines, vouée à l’exploration des psychologies, ou simple jeu de mots : la littérature n’est jamais aussi vivante, fascinante, inventive, nécessaire que lorsqu’elle s’attache à capter, à révéler, à inventer la parole vive du monde.

On l’avait oublié - on le redécouvre. Oui : la littérature française, insensiblement, est en train de changer. Parce que le monde change. Avec son cortège d’horreurs, de bassesses, de folies - sans doute. Mais dans l’effervescence, aussi, d’une recréation, le bouillonnement de nouveaux rythmes, l’évidence de paroles neuves. Tous repères envolés et les idéologies mortes, qui nous le rendaient si lisse, et sans plus de mystère, voilà que le monde - c’est-à-dire autrui, c’est-à-dire nous-mêmes -nous est devenu, sans que nous y prenions garde, de nouveau étranger. Et nous attendons de nouveau de la littérature qu’elle nous le dise, ce monde, qu’elle nous le donne à voir, nous le rende un peu plus lisible. Comme le fit en son temps le Voyage au bout de la nuit, de Céline, ou comme le firent les romans noirs de Chandler et de Hammett.

On l’avait oublié, à force d’entendre marteler cette « exception française » supposée nous réserver par privilège la gestion de l’universel, dans le ciel pur des idées, loin des contingences ordinaires et des rumeurs vulgaires de ce bas monde - et cette « tradition romanesque française » si attachée aux seules évanescences psychologiques ou aux jeux formels : aux étrangers, en somme, aux autres, aux naïfs, aux vulgaires, les foisonnements de la fiction, le frisson de l’aventure, le tumulte du monde, le goût âpre et violent du grand dehors, à nous, Français, la claustrophobie élégante des littératures de laboratoire...

On l’avait oublié - et voilà qu’elle est là, devant nous, bien vivante. Avec de nouveau un furieux goût pour le réel. Et c’est un mouvement de fond, en train de modifier durablement le paysage culturel : voyez, au cinéma, le succès de films comme Marius et Jeannette ou La Vie de Jésus - juste au moment où nous finissions par nous demander si nous étions à jamais voués à ne connaître d’autre choix que celui, débilitant, entre les adaptations exténuées des classiques du Lagarde et Michard, et les frêles émois adolescents. Et ce n’est pas, croyons-nous, tout à fait un hasard si l’initiative de soutien aux sans-papiers est partie d’une initiative de cinéastes, d’écrivains, d’artistes, et non d’intellectuels pétitionnaires : autre facette d’un nouveau souci du réel.

On l’avait oubliée - en fait, elle était déjà là, mais nous ne la voyions pas. Et il faudra bien dire un jour, sans vains détours, comment une nomenklatura arrogante installa, ces dernières décennies, son pouvoir sur les Lettres - ces années de démolition, au nom du Signe-Roi (structuralisme oblige !), et ces années de résistance, aussi, des raconteurs d’histoires réfugiés dans les « marges », B.D., science-fiction, littérature de voyage, littérature noire. Elle était déjà là, passagère clandestine, elle éclate aujourd’hui au grand jour, occupe de plus en plus d’espace. Le phénomène le plus étonnant de ces dernières années est assurément cette effervescence de la littérature « noire » française et la manière dont tous ces auteurs venus de la « périphérie » (de la banlieue ?) des Lettres occupent peu à peu la scène littéraire. Preuve peut-être que celle-ci était vide, depuis déjà un moment...

Oui, le phénomène majeur de ces dernières années - et non ces produits jetables que nous propose à chaque rentrée littéraire un médiocre marketing littéraire, soldés dès l’hiver, dont « l’autofiction » semble le dernier avatar (1).

Dès sa naissance (2), en 1990, Gulliver choisit de porter en sous-titre « Quand les écrivains redécouvrent le monde » - autant dire que notre exigence vient de loin. Et c’est dans le même mouvement, avec les mêmes convictions, que je créai à la même époque la collection « Voyageurs » aux éditions Payot et le festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo. Au fil des ans la revue devait rassembler une assez étonnante brochette d’écrivains du monde entier, tous soucieux comme nous d’affirmer l’urgence de cette « littérature-monde » : L’écriture voyage, Un monde très noir, World Fiction, Ecrire le sport, Un monde en morceaux, Israël Palestine : autant de numéros que l’on peut dire aujourd’hui, je crois, de référence.

Gulliver renaît, grâce à Librio. Et avec Jean-Claude Izzo : neuf éditions dEtonnants Voyageurs nous auront permis d’éprouver nos connivences esthétiques, ainsi qu’une solide amitié. Quoi de plus naturel, dès lors, que de décider de vivre cette nouvelle aventure, aussi, en commun ?

Le livre consacré par Librio à la Méditerranée, au printemps dernier, en association avec Etonnants Voyageurs aura servi de déclencheur. N’était-il pas, dans sa forme, une sorte d’avant-goÛt de ce que pouvait être une nouvelle formule de la revue ? La réponse des lecteurs, massive, aura été pour nous tous un précieux encouragement. Voici donc le premier numéro d’une nouvelle série : 96 pages, 10 francs, un tirage initial de 40 000 exemplaires. Et dix écrivains français, pour marquer cette rentrée. Qui dit mieux ? C’est aussi, cela, une petite révolution, dans le monde des revues littéraires. Si Gulliver voulait affirmer l’exigence d’une littérature-monde, la revue souhaitait aussi trouver une autre manière de le donner à lire, au plus large public, loin des petites chapelles et des réseaux confidentiels : grâce à Librio, c’est chose faite.

P.-S. : Le prochain numéro de Gulliver, qui paraîtra début février, sera consacré à la musique. N’est-ce pas celle-ci qui nous a donné d’abord à découvrir, à entendre le monde qui naissait, métissé, coloré ?

Michel Le Bris