Gulliver n°5 : "La Guerre"

Revue trimestrielle, janvier-mars 1991, 296 pages

27 juin 2006.
 

SOMMAIRE

Ce numéro est dédié à Friedrich Dürrenmatt

La paix menace de devenir plus dangereuse que la guerre,
Une phrase cruelle, mais pas cynique. Nos routes sont des
champs de bataille, notre atmosphère est envahie de gaz
toxiques, nos océans sont des cloaques, nos champs sont
pollués par les pesticides, le tiers monde est pillé
de pire manière que l’Orient par les croisés autrefois,
pas étonnant qu’il nous fasse chanter à présent.
Ce n’est pas la guerre, c’est la paix
qui est mère de toutes choses,
la guerre naît de la paix non maîtrisée.
La paix, voilà le problème que nous devons résoudre.
La paix possède la propriété fatale d’intégrer la guerre.

Friedrich Dürrenmatt, Testament politique


QUATRIEME DE COUVERTURE

A elle seule, elle a inspiré, d’Homère à Buck Danny, une bonne partie des livres qui encombrent nos bibliothèques. Ce que les Grecs nommaient ubris, cet aveuglement propre à l’ivresse dont s’enveloppent tous les projets guerriers, aura marqué notre époque au fer rouge...

L’histoire a achevé de la dépouiller de ses glorieux haillons. La montée des fanatismes religieux et des nationalismes, et surtout la fin de Yalta, avec toutes ses conséquences — en particulier la volonté de puissance de jeunes États, plus soucieux de montrer leurs muscles que de respecter le droit - auront réduit la guerre à sa plus simple expression : une chose sale. Et la plupart du temps inévitable, même si chacun se dit convaincu de son inutilité.


EDITORIAL

Au moment où nous mettons ce numéro sous presse, nul ne sait encore si la guerre se déchaînera au Moyen-Orient, lorsque l’ultimatum lancé à l’Irak aura expiré. C’est l’attente. Les stratèges affûtent leurs scénarios. Pendant ce temps, à Gaza, une autre guerre - celle des pierres - se poursuit, tandis que l’angoisse monte en Israël à l’approche du 15 janvier.

Dans ces conditions, on ne sera pas surpris si « la guerre de l’orthographe », déclenchée par un projet absurde, - on ne réforme pas la langue française avec des décrets -, apparaît à certains comme dérisoire. Que pèse le ph de nénuphar face à la mort d’un enfant ? Est-il raisonnable de se battre pour le x de sèche-cheveux ? Est-il si important de savoir à quoi sert l’accent circonflexe ? Et cette querelle n’est-elle pas une preuve supplémentaire de notre tendance à nous passionner pour des sujets frivoles ?

Depuis toujours, de prétendus « réalistes » reprochent aux écrivains de négliger les problèmes importants pour se consacrer à ce genre de balivernes. Il ne vient évidemment pas à l’esprit de ces gens sérieux que le langage est, lui aussi, une chose importante. Dans un récent numéro de Gulliver, nous rappelions l’émerveillement de Malraux devant les typographes annamites de l’Indochine enchaînée qui, au péril de leur vie, lui apportaient, noués dans un mouchoir, les accents aigus, les graves et les circonflexes qui lui manquaient pour composer ses éditoriaux.

Voilà qui en dit long sur la responsabilité de l’écrivain. Il n’y a pas de responsabilité isolée. En revanche, il existe une chaîne, dont l’écrivain fait partie, et qui le relie à tous ceux qui ont à faire avec le langage.

La guerre ? Parlons-en. A elle seule, elle a inspiré, d’Homère à Buck Danny, une bonne partie des livres qui encombrent nos bibliothèques. Ce que les Grecs nommaient ubris, cet aveuglement propre à l’ivresse dont s’enveloppent tous les projets guerriers, aura marqué notre époque au fer rouge. C’est encore Malraux qui écrivait, en 1935 : « L’histoire de la sensibilité artistique depuis cinquante ans pourrait être appelée l’agonie de la fraternité virile. »

Ce siècle né dans les ossuaires de Verdun s’est nourri de deux aventures : le romantisme fasciste et la révolution marxiste. L’un voyait dans la guerre une épreuve et une source de valeurs. Pour l’autre, la guerre ne fut jamais que la poursuite d’une politique - impérialiste ou révolutionnaire - par d’autres moyens. L’histoire a achevé de la dépouiller de ses glorieux haillons. La montée des fanatismes religieux et es nationalismes, et surtout la fin de Yalta, avec toutes ses conséquences - en particulier la volonté de puissance de Jeunes États, plus soucieux de montrer leurs muscles que de respecter le droit - auront réduit la guerre à sa plus simple expression : une chose sale. La plupart du temps inévitable, même si chacun se dit convaincu de son inutilité.

C’est pourquoi, sans doute, écrire sur la guerre est d’abord témoigner de ce que l’on a vu. Dans Putain de mort, ce livre-culte des années 70, Michael Herr déclarait à propos du Viêtnam : « Peut-être qu’on prenait tous au pied de la lettre les raisons pour lesquelles on était là : les soldats qui y étaient obligés, les barbouzes de la CIA et les civils amenés là par leur esprit de corps, les journalistes par l’ambition ou la curiosité. Mais toutes ces pistes mythiques se croisaient quelque part, du plus bas fantasme à la John Wayne à la pire des rêveries poéticomilitaires, et à cet endroit je crois que tout le monde savait tout sur tout le monde, tous des volontaires, en vérité. » Et, plus loin : « J’étais là pour voir. »

Les textes rassemblés dans ce numéro, prévu de longue date, répondent pour une large part à ce besoin, qu’il s’agisse des « papiers » de Graham Greene sur l’Indochine des dépêches de T.E. Lawrence, des lettres d’Algérie de Michel Rachline, ou des chroniques que Janet Flanner envoyait au New Yorker. Sans oublier le clin d’œil moqueur adressé par T.C. Boyle à la tradition hémingwayenne dans une parodie de Pour qui sonne le glas. Pour d’autres, comme Amitav Ghosh, J.G. Ballard ou Gilles Lapouge, la fiction, l’imaginaire, la vision sont le détour nécessaire pour prendre la mesure - ou plutôt la démesure - de la guerre. Il ne s’agit plus alors de rendre compte, mais de circonscrire, en la préservant, une zone d’ombre irrationnelle, mystérieuse, dangereuse.

C’est d’ailleurs ce que font, à leur manière, ces écrivains du mystère que sont Alvaro Mutis, Howard Buten ou Richard Ford, dont les voix secrètes répondent en écho, sur le ton de la confidence, aux tumultes du temps.

« Ce n’est pas par sa fonction mais par sa vision que se caractérise le romancier », rappelait Flannery O’Connor. C’est dire qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir, d’orthodoxie littéraire. Foncièrement inutile, l’écriture continue, dans une époque troublée, à indiquer la ligne de force où se jouent les vraies batailles.

Gulliver