Gulliver n°1 : "Le pouvoir des mots"

Revue trimestrielle, avril 1990

30 juin 2006.
 

SOMMAIRE

EDITORIAL

Ils réclament, dit-on, le droit aux fast-food, la messe en latin et la pornographie pour tous. Nous cherchons les poètes disparus. Ils sont Baltes, Slovènes, Moldaves. Nous nous voulons citoyens du monde. Ils envient nos valeurs à taux variables. Nous jalousons leur courage et leur probité. Comment s’entendre ?

A l’Est, les dictatures que l’on croyait inébranlables s’effondrent les unes après les autres. Les mots retrouvent leur pouvoir de vaincre le mensonge. A l’Ouest, chacun s’interroge sur l’irruption de cette « autre Europe », surgie de la grande glaciation de Yalta. Etrange face à face : un Occident nanti, mais affamé de nourritures spirituelles, un Orient économiquement sinistré, où les écrivains prennent le relais d’une classe politique en faillite. Curieuses retrouvailles, exposées aux pires malentendus, de deux familles que tout divise.

« Au commencement de tout est la parole », écrivait Vaclav Havel en juin 89. « C’est le miracle auquel nous devons d’être hommes. Mais c’est aussi le piège, l’épreuve, la ruse et le test. Et plus encore qu’il ne vous semble, à vous qui vivez dans un pays de grande liberté de parole, dans une société où les mots ne semblent pas beaucoup importer. Pourtant, ils importent. La parole, les mots, importent partout. »

Veiller au sens des mots : ce souci a été notre fil rouge, dans une conversation à plusieurs voix avec nos voisins. Nous avons voulu savoir comment des écrivains voyaient l’état de l’Europe. Le résultat a de quoi surprendre.

1968 : Kundera et Havel polémiquent. Vingt ans après, Dinescu leur répond, Kaledine s’interroge, Siniavski s’inquiète. Pinter lit un texte de Rushdie, Timothy Garton Ash feuillette son agenda, Dürrenmatt se fâche. Pendant ce temps, Czeslaw Milosz retourne à Wilno, Colin Thubron sillonne l’Arménie, Herta Müller prend l’avion et Kourchatkine cherche une boîte aux lettres, tandis que Szentkuthy s’énerve à la lecture du journal. Autant de voyages.

Car les écrivains nous font voyager, c’est bien connu. D’Homère à Céline, ils ne font même que cela. Les uns explorent le monde. Les autres vont jusqu’au bout de la nuit. D’autres encore, comme Kafka, ne font que bouger dans leur tète. Peu importe, s’il s’agit de recommencer à chaque fois l’aventure des mots.

La littérature ? Face à la force des infaillibles, de nouveau le grand défi des vulnérables.