"J’ai renoncé depuis longtemps à l’idée d’un soi disant meilleur des mondes, mais je ne renonce pas à l’idée d’un monde meilleur", déclare Edgard Morin. A 99 ans, ce philosophe et sociologue ne cesse de produire une réflexion prolifique et vivifiante qui interroge le monde et le devenir de l’humanité.
Fort de tout le bagage intellectuel qu’il a érigé au fil des années, il tire la sonnette d’alarme pour les générations futures. Dans son ouvrage La Voie, il pointe du doigt la crise d’ordre écologique, sociale et économique qui menace la planète. Pour autant, Edgar Morin refuse la qualification de "pessimiste". Car si la catastrophe est plus que probable, l’emballement désastreux qui a pris d’assaut le monde, sous l’impulsion de la science, du concept de développement et de l’omnipotence du capitalisme génère également une prise de conscience qui ouvre la voie à de nombreuses initiatives porteuses de vitalité. On peut donc encore y croire : "l’expérience de l’histoire nous montre que l’improbable bénéfique arrive".
La vie de ce résistant de la première heure est aussi riche que sa pensée qu’il développe tout au long de la cinquantaine d’ouvrages qui composent sa bibliographie. Edgar Nahoum, né à Paris en 1921, s’engage très tôt en politique, au coté du parti frontiste (parti de gauche pacifiste et antifasciste). Après avoir obtenu une licence en histoire et en géographie, ainsi qu’en droit, il rejoint le mouvement de la résistance en 1942, et devient lieutenant des Forces françaises combattantes. En souvenir de cette expérience, il conserve son pseudonyme de militant : Morin.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, il publie l’An zéro de l’Allemagne, un livre sur la situation du peuple allemand à cette époque. En 1950, il entre en tant que chercheur au CNRS. Il conduit notamment en 1965 l’une des premières études ethnologiques sur la société française contemporaine, à propos d’une petite commune de Bretagne, Plovezet. Il est aussi l’un des premiers chercheurs à s’intéresser aux pratiques culturelles : il fonde notamment le centre d’Etudes des Communications de Masse, qui mène des recherches sur la télévision, la chanson,... Dans les années 1960, il part enseigner deux années en Amérique latine, à la faculté de sciences sociales. Il est aujourd’hui directeur de recherche émérite au CNRS, et docteur honoris causa de nombreuses universités à travers le monde.
Son esprit résistant l’a conduit tout au long de sa vie à prendre des positions fortes contre toutes les situations d’oppression ou d’injustice. Radié du parti communiste pour ses idées antistaliniennes, il anime en 1955 un comité contre la guerre d’Algérie, tout en dénonçant également les dérives du FLN. Il est très tôt l’un des fervents défenseurs de l’écologie, et prône une "politique de la civilisation", un concept qui "vise à remettre l’homme au centre le politique, en tant que fin et moyen, et à promouvoir le bien vivre au lieu du bien être." Edgar Morin énonce un diagnostic et une éthique pour les problèmes fondamentaux de notre temps, et appelle les hommes à réanimer les solidarités qui se perdent au sein de notre société occidentale.
La pensée d’Edgar Morin a considérablement influencé la philosophie contemporaine. Son oeuvre majeure, La Méthode, est constituée de six volumes parus entre 1977 et 2004 : La Nature de la nature, La Vie de la vie, La Connaissance de la connaissance, Les Idées, L’Humanité de l’humanité - L’identité humaine, Éthique. Il s’y emploie à donner corps à l’une des questions fondamentales qui mènent sa réflexion : le décloisonnement des frontières entre les disciplines afin d’opérer une synthèse des connaissances. Une invitation à penser de manière complexe, refusant les oppositions binaires et simplistes. "La pensée complexe, explique-t-il, c’est unir des notions qui se repoussent". Une attitude intellectuelle qui renvoie à la complexité même du monde. A l’image de sa philosophie, les ouvrages d’Edgar Morin se sont nourris de pluridisciplinarité, abordant des questions aussi vastes et variées que la mort, l’ethnologie, l’histoire, la télévision, la physique, la biologie, la philosophie des sciences,... Il a créé, et préside encore aujourd’hui, l’Association pour la Pensée Complexe (APC).
Un décloisonnement qui devrait aussi s’appliquer aux initiatives porteuses de vie à travers le monde. "Aujourd’hui, quel est le nouvel improbable ? La vitalité de ce l’on appelle la société civile, une créativité porteuse d’avenir (...) Beaucoup de choses se créent. Le monde grouille d’initiatives de vouloir vivre. Faisons en sorte que ces initiatives se connaissent et se croisent !" Tout cela pour réfléchir ensemble au devenir de l’humanité : "La visée, c’est la symbiose du meilleur de chaque culture et de chaque civilisation : il faut changer de voie. C’est possible, mais cela ne peut commencer que par des déviances, des transgressions." Une réflexion qui est le coeur même de son livre, paru en 2011 : La Voie, pour le devenir de l’humanité, et qu’il prolonge avec son ami Stephane Hessel dans l’un de ses derniers ouvrages, Le chemin de l’espérance.
Edgar Morin nous a déjà fait le plaisir de se joindre à nous en 2017 pour nous présenter deux essais. D’abord, Sur l’esthétique, publié chez Robert Laffont : à travers les œuvres qui l’ont personnellement marquées, il y livre une réflexion profonde sur ce qui fait la beauté du sentiment esthétique et de sa complexité, sur ce qu’il a d’insaisissable et de nécessaire et sur ce que la création artistique nous apporte en compréhension et en perspectives. Ensuite, Connaissance, ignorance, mystère, avec lequel il entreprend de parcourir les nouveaux territoires de la connaissance où se révèle un trio inséparable : connaissance ignorance mystère.
L’année suivant, il publie un roman vieux de 70ans, qui garde pourtant toute sa fraîcheur ! La seule forme romanesque dans son œuvre à ce jour… Largement autobiographique, L’île de Luna relate sa première rencontre avec la mort, celle de sa mère, le deuil et l’insupportable non-dit qui l’entoure. Ecrit de jeunesse jusqu’ici inédit d’Edgar Morin, L’île de Luna irrigue ainsi de façon nouvelle l’œuvre du philosophe.
En 2019, il écrit « selon l’inspiration, les circonstances » Mes Souvenirs viennent à ma rencontre, dressant une toile de sa vie, dans laquelle « La grande histoire se mêle en permanence à l’histoire d’une vie riche de voyages, de rencontres où l’amitié et l’amour occupent une place centrale ». Cette année, le maître de la pensée complexe revient au festival avec un essai limpide et inspirant sur l’idée de crise - Écologique, économique, politique, etc. – qui hante le monde actuel afin de nous faire prendre de la hauteur face à cette notion galvaudée.
Bibliographie :
- Sur la crise (Flammarion, 2020)
- Les souvenirs viennent à ma rencontre (Fayard, 2019)
- Le cinéma : un art de la complexité (Nouveau monde, 2018)
- L’île de Luna (Actes Sud, 2017)
- Connaissance, ignorance, mystère ( Fayard, 2017)
- Où est passé le peuple de gauche ? (L’Aube, 2017)
- Le temps est venu de changer de civilisation (L’Aube, 2017)
- Connaissance, ignorance, mystère (Fayard, 2017)
- Sur l’esthétique (Robert Laffont, 2016)
- Le Paradigme perdu : la nature humaine (Points, 2016)
- L’Aventure de la méthode (Seuil, 2015)
- Les stars (Points, 2015)
- Avant, pendant après le 11 janvier (avec Patrick Singaïny, Les Éditions de l’Aube, 2015)
- Introduction à la pensée complexe (Points, 2014)
- Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation (Actes Sud, 2014)
- Mon Paris, ma mémoire (Fayard, 2013)
- La France est une et multiculturelle. Lettre aux citoyens de France, en collaboration avec Patrick Singaïny (Fayard, 2012)
- Conversation pour l’avenir, avec Gilles et Michel Vanderpooten (La Tour d’Aigues, L’Aube, 2011)
- Dialogue sur la connaissance : Entretiens avec des lycéens (Editions de l’Aube, 2011)
- Mes philosophes (Germina, 2011)
- Le chemin de l’espérance, en collaboration avec Stephane Hessel (Fayard, 2011)
- La Voie : pour l’avenir de l’humanité (Éditions Fayard, 2011)
- Comment vivre en temps de crise ? (avec Patrick Viveret) (Bayard Centurion, 2010)
- Ma gauche (Bourin Editeur, 2010)
- Pour et contre Marx (Temps Présent, 2010)
- Edwige, l’inséparable (Fayard, 2009)
- La Pensée tourbillonnaire - Introduction à la pensée d’Edgar Morin (Éditions Germina, Entretiens, 2009)
- Crises, (CNRS, Débats, 2009)
- Mai 68, La Brèche, avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis (Fayard, 2008)
- Mon chemin, Entretiens avec Djénane Kareh Tager (Fayard, 2008)
- Où va le monde ? (L’Herne, 2007)
- Vers l’abîme (L’Herne, 2007)
- L’an I de l’ère écologique (avec la collaboration de Nicolas Hulot), (Tallandier, 2007)
- La Méthode (6 volumes) (Seuil, 2008)
- Le Monde moderne et la question juive (Le Seuil, 2006)
- La Violence du monde (avec Jean Baudrillard), Édition du Félin, 2003)
- Éduquer pour l’ère planétaire, la pensée complexe comme méthode d’apprentissage dans l’erreur et l’incertitude humaine (avec Raul Motta, Émilio-Roger Ciurana) (Balland, 2003)
- Université, quel avenir ? (avec Alfredo Pena-Vega) (Éditions Charles Léopold Mayer, 2003)
- Les Enfants du ciel : entre vide, lumière, matière (avec Michel Cassé) Odile Jacob, 2003)
- Éthique (t. 6) Le Seuil, 2004
- L’Humanité de l’humanité - L’identité humaine (t. 5) (Le Seuil, 2001)
- Pour une politique de civilisation (Arléa, 2002)
- Dialogue sur la connaissance. Entretiens avec des lycéens (La Tour d’Aigues, L’Aube, 2002)
- Dialogue sur la nature humaine (Edition France Culture/l’Aube , 2000)
- Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (Le Seuil, 2000)
- La Tête bien faite (Le Seuil, 1999)
- Relier les connaissances (Le Seuil, 1999)
- L’Intelligence de la complexité (avec Jean-Louis Le Moigne) (Éd. l’Harmattan, 1999)
- Amour Poésie Sagesse (Seuil, 1997)
- Une Politique de civilisation (en collaboration avec Sami Naïr) (éd. Arléa, 1997)
- Comprendre la complexité dans les organisations de soins, (avec Jean-Louis Le Moigne) (ASPEPS Éd., 1997)
- Les Fratricides - Yougoslavie-Bosnie 1991-1995 (Édition Arléa, 1995)
- Une année sisyphe (Seuil, 1995)
- Mes démons (Stock, 1994)
- Terre-patrie (avec la collaboration d’A.B. Kern) (Le Seuil, 1993)
- Les Idées (t. 4) (Le Seuil, 1991)
- Introduction à la pensée complexe (Le Seuil, 1990)
- Penser l’Europe (Gallimard, 1987)
- La Connaissance de la connaissance (t. 3) (Le Seuil, 1986)
- Le Rose et le noir (Galilée, 1984)
- De la nature de l’URSS (Fayard, 1983)
- Science avec conscience (Fayard, 1982)
- Pour sortir du xxe siècle (Le Seuil, 1981)
- La Vie de la vie (t. 2) (Le Seuil, 1980)
- La Nature de la nature (t. 1) (Le Seuil, 1977)
- Journal de Californie (1970)
- Introduction à une politique de l’homme (Le Seuil, 1969)
- La Rumeur d’Orléans (1969)
- Commune en France. La métamorphose de Plodémet (Fayard, 1964)
- L’Esprit du temps (Éditions Grasset, 1962)
- Autocritique (Le Seuil, 1959)
- Les Stars (Le Seuil, 1957)
- Le Cinéma ou l’homme imaginaire (Éditions de minuit, 1956)
- L’Homme et la mort (Le Seuil, 1951)
- Une cornerie (Édition Nagel, 1948) - L’An zéro de l’Allemagne (1946)
Bibliographie traduite en anglais :
- The Path to Hope, en collaboration avec Stephane Hessel, et Antony Shugaar (Other Press, 2012)
- On Complexity (Advances in Systems Theory, Complexity, and the Human Sciences) (Hampton Press, 2008)
- Vidal and His Family : From Salonica to Paris - The Story of a Sephardic Family in the Twentieth Century (Sussex Academic Press, 2008)