Interview de Michel Le Bris pour zone-littéraire.com

" Les rêves d’Orient de Michel Le Bris "

Les rêves d’Orient de Michel Le Bris

L’orient est multiple... Pour sa 17ième édition, le festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo nous envoûte de ses couleurs et de ses senteurs. Du 3 au 5 juin, vous avez rendez-vous avec plus de 200 passionnés de l’Orient et de ses cultures... Michel Le Bris, le directeur du festival, en parle mieux que personne !

Dans le cadre de ce 17ième festival, consacré à l’orient, vous évoquez une « littérature monde »...

Deux choses : le mot « Orient », d’abord. Orient, et pas Asie, ou Moyen-Orient. Parce qu’il s’agit d’un continent imaginaire, créé par l’Occident, dans un mélange de fascination et d’effroi, comme son « Autre », son « Ailleurs » - un continent que l’Occident a sans cesse déplacé : quand Byron part en Grèce, il déclare partir en Orient ! Et Delacroix de même quand il part au Maroc. Quand on dit « Orient », c’est donc toujours du rapport Orient-Occident qu’il s’agit. Un Orient d’autant moins géographique qu’il est déjà présent en Occident. La « révolution littéraire » qui est le vrai thème du festival a même commencé en Occident, très exactement en Grande Bretagne, dans les années 80. Par les émeutes des immigrés de deuxième génération dont les familles étaient originaires de l’ex-Empire britannique. Ces jeunes avaient une revendication identitaire forte : ils n’étaient pas des « ex, » ils étaient aussi l’Angleterre nouvelle, vivant (difficilement) le télescopage de deux cultures, acteurs d’un monde nouveau en train de naître. A suivi presque immédiatement le déferlement d’une génération d’auteurs, qui exprimaient ce télescopage, ce multiculturalisme : Rushdie, Ondatjee, Amitav Gosh, Hanif Kureishi, Ben Okri, etc., etc. - et en quelques années ils sont bouleversé les lettres anglaises. Pendant que le même phénomène se déclenchait à Toronto, à New York... Aujourd’hui nous sommes à la deuxième phase : quand déferlent de jeunes auteurs venus des pays de l’ex-empire, Inde, Pakistan, etc. et plus généralement d’Orient. Très différents des générations précédentes. Immédiatement accessibles, se gagnant une audience internationale. Parce que le monde qu’ils décrivent, le leur, est aussi quelque part le nôtre. Parce que l’Occident, avec la révolution technologique, l’essor économique, la diffusion mondiale des modèles culturels ( le rock, etc.) est entré maintenant en Orient et le bouleverse, bouleverse les cadres sociaux, les rapports familiaux, les traditions - et que s’y produit un formidable télescopage. Ce n’est pas l’exotisme qui nous attirent - c’est le fait qu’ils sont les annonciateurs du monde nouveau qui surgit devant nous.
Alors, la littérature-monde - dont j’annonce le surgissement depuis la création du festival, en 1990, il suffit de consulter nos archives sur notre site pour le vérifier - eh bien, c’est la littérature de ce formidable brassage, tout simplement. Qui n’a rien d’une marche vers l’uniformisation d’un « village global » : elle est extraordinairement diverse, au contraire. Car sur ce fond de structures narratives occidentales se greffent toutes les cultures du monde - et ces hybridation produisent des formes nouvelles - qui sont celles du monde nouveau précisément. Prenez Loin de Chandigarth de Tarun Tejpal, la manière dont il vampirise les formes romanesques occidentales, y insuffle toutes les puissances du mythe, la tradition orale indienne, l’art du conte, un rapport différent aux sens, au corps, à la nature - peut-être, précisément ce qui nous manquait. A l’arrivée : quelque chose de neuf, de puissant. Et, surtout, que l’on ne voie pas dans ce surgissement une simple « victoire » de l’Occident ! Lui- même s’est d’abord culturellement transformé, (voir plus haut ce que je vous disais de la génération Rushdie) avant d’être assimilable par l’Orient. C’est au contraire à la fin de la prééminence occidentale à laquelle nous assistons - à la naissance d’un monde de plus en plus multipolaire, multiculturel.
Ce qui nous a tous frappé, dans l’équipe du festival, c’est l’énergie - l’extraordinaire énergie de tous ces auteurs. La réalité qu’ils décrivent est souvent difficile. Mais dite avec l’énergie de générations qui se sentent les acteurs de l’histoire qui se fait !

Saint-Malo... La cité corsaire est-elle un mélange tout trouvé de tranquillité et d’aventure, pour le festival ? Est-elle propice à l’évasion ?

Y a-t-il de plus beau lieu, pour un tel festival ? La ville des corsaires et des marchands, des explorateurs et des coureurs d’aventure, dont les marins ont sillonné toutes les mers du monde ! La présence de cette histoire est extraordinairement forte dans la ville - et dans l’imaginaire des malouins. Cette année, le musée sera ouvert pendant les trois jours du festival les gens vont pouvoir découvrir toute cette histoire - et les rapports de Saint-Malo avec cet « Orient » : Surcouf, bien sûr, entre autres, mais aussi la création de la Compagnie des mers du Sud en 1604. Même les malouins, j’en suis sûr, vont apprendre des choses, notamment à propos du café : Jean-Pierre Brown, le conservateur de la bibliothèque, a étudié les archives pendant des années - son livre Les corsaires sur la route du café (chez Cristel) révèle une foule de choses ignorées sur le rôle des corsaires malouins dans la saga du café... Saint-Malo, c’est une ville étonnante : elle est toute petite, avec un orgueil fou. Elle a projeté les siens aux quatre coins de l’horizon ! Les gens restent fortement marqués par cette histoire. Pensez à Olivier Roellinger, par exemple, le grand chef qui vient de recevoir sa troisième étoile : il a développé cette cuisine des épices, en rêvant aux mondes derrière l’horizon, à l’aventure des « messieurs de Saint-Malo », aux épices ramenées de là-bas... Il est l’héritier de cette histoire !

L’Orient est souvent dépeint comme un Ailleurs, un accès à des civilisations forcément exotiques... Les personnes qui viendront fouler ce festival ont-elles des idées reçues, des rêves orientaux ? Le festival joue fortement sur l’« étonnement »...

Un bonne partie de ce public est composée de fidèles : je suis persuadé que la moitié au moins des visiteurs participe au festival depuis des années... Ils ne le manqueraient pour rien au monde ! Et ceux-là viennent précisément pour être « étonnés », pour découvrir de nouveaux auteurs, dont on ne parle pas vraiment ailleurs, et pour parler, échanger avec eux... Il y a un rapport de confiance très fort. Mais aussi, on ne les a pas beaucoup trompés ! C’est ici qu’on a découvert Nicolas Bouvier dont j’étais par ailleurs l’éditeur, Ella Maillart, Théodore Monod, Alvaro Mutis, Francisco Coloane, les grands « écrivains-voyageurs » anglais, l’école littéraire des écrivains de l’Ouest américain, et particulièrement celle des écrivains indiens - je pourrais continuer ainsi longtemps : consultez nos archives, sur notre site ! Je crois qu’on peut dire, après dix-sept années que nous avons toujours fonctionné comme des découvreurs. Et que nous ne nous sommes pratiquement jamais trompés - signe peut-être que l’idée que nous défendons de la littérature est au cœur même du mouvement vivant de la littérature mondiale ! Le rapport qui s’instaure ici entre le public et les auteurs est d’une grande simplicité. Ensuite, tout le monde, bien sûr, a ses propres idées dont un bon lot d’idées reçues : mais les rencontres sont faites précisément pour être troublé, bousculé, passionné, pour se nourrir de l’autre. Et le public vient pour cela, je pense !

Etonnants Voyageurs a pour titre « festival international de livres et de films ». Le programme s’articule en réalité autour de rencontres, de dégustations de thé... On compte aussi des lectures, des expositions, des spectacles. La diversité recherchée est-elle à l’image de cet Orient multiple ?

Cette diversité, elle est d’abord la « marque de fabrique » du festival : Cette année, on doit dépasser les 250 rencontres ! Tout cela en trois jours, et dans 17 lieux différents. On va accueillir des milliers de personnes : il faut bien proposer de nombreux rendez-vous ! Il y a une demande très forte du public, que nous avons vu croître d’année en année. Avant « Etonnants Voyageurs », les salons du livre se limitaient à des séances de signatures ! Nous, nous voulions créer un autre rapport au livre, et aux auteurs, multiplier les portes d’entrée, faire en sorte que chacun s’y sente à l’aise. Tous les genres littéraires sont respectables, il est important de proposer le plus possible de voies d’accès au bonheur de la littérature, au plaisir délicieux de se plonger dans des histoires : depuis les formes dites « populaires », à celles plus pointues... Prenez la « Bibliothèques rose », la « Bibliothèque verte, » auxquelles nous allons rendre hommage : elles ont formé des générations écrivains ! On imagine parfois que tel ou tel est devenu écrivain par la découverte de James Joyce, ou de Marcel Proust - interrogez-le, et il vous dira Bibi Fricotin Jack London, Curwood...C’est avec ce souci d’un autre rapport aux auteurs que nous avons inventé en 1990 la forme du « café littéraire » : nous en avions même déposé la marque ! Dès l’année suivante cinq ou six festivals reprenaient l’idée - et nous avons laissé faire. Nous nous en sommes même félicités. De la même manière, nous avons créé des lieux de lecture - mais quand les Centres Leclerc, cette année, nous ont proposé une structure nouvelle, où des comédiens viendraient lire les textes des auteurs présents, nous avons sauté de joie ! Et le lieu s’appellera « Livres en scène. » Avec des comédiens comme Ariane Ascaride, Renaud Bécard, Jacques Bonnaffé, Emmanuelle Devos, François Marthouret, Chantal Neuwirth, Robin Renucci, Marie-France Pisier...
Et puis le festival est devenu, un jour, « festival du film ». Ça s’est fait progressivement. Au départ, des portraits d’écrivain, occasions de rencontres. Puis des cinéastes ont commencé à nous dire : « mais nous partageons votre esthétique, nous nous sentons proches de gens comme Nicolas Bouvier, nous aussi nous avons le souci de dire le monde ! » Et nous les avons accueillis, bien sûr. Le « retour au documentaire » nous l’avons vu venir, année après année ! L’année dernière, sur quatre jours nous avons programmé une centaine de films. 71 cette année sur trois jours ! Vous en connaissez beaucoup de festivals du film qui en proposent autant, avec un joli lot d’avant-premières ?
Et pour tout vous dire j’aimerais bien y ajouter une dimension plus forte d’expositions de photographes - parce que beaucoup de ceux-ci se reconnaissent dans le festival, partagent notre esthétique. Il me faudrait juste un sponsor de plus. Et un lieu pour prolonger les expositions sur un mois. Le lieu, je l’aurai d’ici deux ans. Avis aux sponsors...
Et puis nous avons aussi ajouté une dimension gourmande - plaisir des mots, plaisir des mets ! Avec la complicité d’Olivier Roellinger. C’est l’espace « Toutes les saveurs du monde » Qui ne désemplit pas.

Le festival comprend également un vaste programme dédié à la jeunesse...

Oui, car c’est très jeune qu’on attrape le virus de la lecture : après, ça devient plus difficile... De plus, le type de littérature qu’on défend, les jeunes l’acceptent volontiers. Il y aura près de 1400 mètres carrés de surface pour les stands jeunesse, une soixantaine d’auteurs seront présents, il y aura des projections, un café littéraire au Magic Mirror. Sans compter deux journées spéciales lycées et collèges en ouverture du festival, les jeudi et vendredi....Et puis un concours de nouvelles, devenu national : 3 000 nouvelles envoyées aux jurys nationaux, venues de 26 académies ! Les meilleurs sont éditées, grâce aux Centres Leclerc, en un livre de poche tiré cette année à 45 000 exemplaires. Et les trois meilleures nouvelles seront lues dans le cadre de « Livres en scène » par les comédiens ! Enfin, pour la deuxième année consécutive, un jury composé d’une dizaine de lycéens bretons va décerner le prix « Ouest France - Etonnants voyageurs » à un livre choisi dans une présélection effectuée, elle, par un jury d’écrivains. L’année dernière c’est Alain Mabanckou qui a reçu le prix, pour Verre cassé, paru au Seuil. Le livre avait manqué par la critique - ce sont ces gamins qui l’ont littéralement sauvé. La critique a suivi, miracle livre a traversé l’été, et a manqué au final de Renaudot d’une voix au onzième tour ! Espérons qu’un livre de force égale sera couronné !

Le festival s’expatriera-t-il cette année encore à Bamako ?

Oui, c’est prévu ! Auparavant, Etonnants Voyageurs s’est expatrié à Missoula (dans le Montana), haut lieu des écrivains de l’Ouest américain. Mais aussi à Dublin, à Sarajevo... Sarajevo s’est autonomisé : c’était notre souhait. Quant au festival de Bamako, il a pris une ampleur considérable : c’est un enjeu majeur de le maintenir. Bamako, c’est 80 écrivains de toute l’Afrique et d’au-delà, un festival qui se tient dans 10 villes du Mali, avant de converger vers Bamako ! Le plus grand festival littéraire sub-saharien. Et le lieu d’émergence de toute une nouvelle génération d’écrivains, dont la prise de parole dans l’espace francophone me paraît essentielle. L’enjeu, qui est notre aventure depuis le début : l’émergence, enfin, d’une « littérature-monde » en langue française.
L’avenir ? Tant que le festival restera une aventure...J’ai trop de choses à faire, par ailleurs, pour me satisfaire de me répéter d’année en année, simplement pour durer. Quand je vois les sommaires des dernières années, quand je pense aux projets que nous agitons, je suis rassuré. La « littérature monde » gagne du chemin !

Propos recueillis par Julien Canaux
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