La Vague verte

Il se met à courir. Le sable ardent lui brûle les pieds mais le garçon poursuit sa course vers le large. Bientôt, il aperçoit les vestiges de la barrière de corail qui protégeait la côte abritant son village. Elle gît à ses pieds, détruite, brisée, jetée bas par la force d’un courant dévastateur. Au cœur de ce désastre, quelques poissons suffoquent encore, dans de petites flaques, sous l’agression torride du soleil de midi. Les autres sont déjà morts, leur chair putréfiée emplissant l’air de miasmes imprégnés par la saveur du désespoir.
Une angoisse sourde s’immisce au creux du ventre du jeune pêcheur qui fait brusquement demi-tour, regagne ce qui était le rivage et poursuit sa course effrénée sans croiser personne jusqu’au centre du village. Là encore, il n’y a pas âme qui vive. Seul se dresse le puits, immuable présence de pierre, unique source d’eau potable du village en cette période de saison sèche. Junid se précipite vers le puits et tire de l’eau qu’il avale goulûment. L’eau fraîche désaltère agréablement sa gorge sèche. Tandis qu’il boit, le garçon perçoit une présence discrète autour de lui. Les autres enfants du village sont arrivés doucement sans qu’il s’en soit aperçu.
« Tu as dormi longtemps ! lance une fille, d’un ton un brin moqueur.
– Où sont nos parents ? demande Junid, ignorant la remarque.
– Tu ne sais donc pas ! s’étonne une fille plus âgée. Il sont tous partis à l’aube à l’usine de désalinisation. Il y a des centaines d’emplois !
– Ce sont eux qui ont pris l’eau ? interroge brusquement Junid.
– Oui, ils font d’autres choses aussi, je crois, des relevés, des mesures, ils ont pompé toute l’eau alentour. Maintenant, pour pêcher, il faudra rouler sur des kilomètres avant de trouver l’océan... Qui aurait cru que la digue que ces chiens bâtissent depuis des années servirait à empêcher notre eau de revenir dans la baie ! »
Junid reste pensif. Comme il ne sait pas quoi faire, il décide d’aller voir de plus près cette fameuse usine, que personne n’avait demandée, autant pour préserver leur région que pour continuer à attirer les touristes. A l’époque du projet, Junid n’était pas né, on devait être en 2038 ou 39. Tout le monde s’y était opposé, mais quel poids ont les habitants d’une petite ville face aux géants de l’économie mondiale ? Jusqu’à présent, la construction n’avait incommodé personne. Les bâtiments avaient été construits sur une petite île rocheuse à quelques kilomètres de là. Au début, les pêcheurs en tiraient même profit car le vacarme provoqué par les engins de chantier chassait les poissons vers la côte.
Mais cette nuit, en quelques heures, ils avaient vidé toute l’eau de la baie et fait fuir tous les animaux du rivage. Un frisson désagréable parcourt le dos de Junid à l’idée que les avancées technologiques soient maintenant capables d’un tel exploit.
Bientôt, le garçon a longé la côte jusqu’à atteindre une pointe de terre d’où l’usine titanesque lui apparaît enfin. Loin devant lui se dressent des tours immenses, qui rejettent des nuages de fumée inquiétants. Tout n’est que béton et métal, accrochant les rayons du soleil, éblouissant douloureusement le regard. Encore une bonne demi-heure de marche et le jeune pêcheur arrive devant les premiers bâtiments. Avalant petit à petit l’étendue de sable, le chantier de l’usine continue de s’étaler toujours plus loin, inexorablement. De longs et larges tuyaux jaillissent du sable, semblables à des serpents monstrueux qui paraissent chercher à engloutir les décombres de l’océan à présent désertique. L’ensemble est si colossal qu’il est vain d’espérer le contempler dans sa totalité. La surface désormais recouverte surpasse de loin la superficie du village et dépasse largement celle de la petite île. Sur une cheminée est accroché le logo de la société, un énorme triangle blanc au cœur duquel de dresse fièrement une vague verte. De hautes grilles de sécurité entourent l’enceinte du monstre buveur d’eau. Junid fait encore quelques pas, et aperçoit, un peu à l’écart, une haute machine de forage autour de laquelle des ouvriers s’activent sous le soleil de plomb. Le jeune pêcheur accourt vers eux et reconnaît soudain des membres de son village qui travaillent péniblement, tête nue, dans un nuage de poussière et de sable. Il les interpelle de vive voix et tous se tournent vers lui. Junid, apercevant ses parents, ne sait plus quoi dire. Pourquoi sont-ils partis sans rien lui dire ? Pourquoi ont-ils abandonné le village pour travailler ici ?
« Pourquoi ont-ils enlevé notre eau ? finit-il par demander, un peu agressif.
– Pour que les pays qui n’ont plus d’eau puissent boire, répond calmement son père.
– Ce n’est pas possible de ne plus avoir d’eau, réplique Junid. Et puis, s’ils n’ont plus d’eau, ce n’est pas une raison pour voler la nôtre ! »
A cet instant, un responsable du chantier s’approche d’eux, arborant fièrement l’emblème de l’entreprise sur sa combinaison de travail :
« Vois-tu mon garçon, déclame-t-il avec emphase, tu as devant toi l’un des bijoux technologiques du pays grâce auquel nous allons pouvoir pallier durablement, non seulement le manque d’eau à cause de la pollution des nappes phréatiques, mais aussi le manque d’eau inhérent à certaines zones géographiques ! Bientôt, le monde entier nous suppliera de lui vendre notre eau ! »
Junid ravale un hoquet de dégoût devant l’égoïsme de l’homme qui lui fait face. Ce raisonnement capitaliste le révulse, et il comprend que cette firme va inévitablement asservir des populations qui n’auront plus d’autre choix que d’implorer son aide pour survivre. Une façon simple pour les grandes puissances de maintenir en vie une proie pour s’attirer renommée, prestige, et richesses.
« Alors comme ils ont pollué leur eau, ils viennent prendre la nôtre, parce nous ne pouvons pas protester », songe le garçon.
Tandis que le responsable s’éloigne, Junid observe les villageois, luisant de sueur, fourbus par le dur labeur. Il fallait sans cesse contrôler le déplacement des machines, porter des sacs nouvellement arrivés.
« Ce n’est pas de l’eau que vous cherchez, avec cette machine, remarque soudain le garçon, intrigué.
– Non, il y a des gisements de lithium. C’est en grande partie grâce à l’extraction de ce minerais qu’ils financent leur projet.
– Mais c’est terriblement polluant, le lithium ! s’exclame Junid en scrutant la poussière en suspension dans l’air avec appréhension.
– Retourne au village, grogne son père, les autres enfants ont besoin de toi.
– J’espère que ce travail en vaut la peine, lui murmure le garçon.
– La paie est supérieure à celle du poisson », grommelle son père.
Le fils scrute une dernière fois les visages maussades des villageois avant de retourner vers son village.
Là-bas, un grand conseil s’est réuni, avec les femmes ayant des enfants en bas âge, les adolescents et les doyens du village. Un ingénieur de la société est venu leur vanter les mérites de l’entreprise, en stipulant bien que personne ne comptait rendre l’eau, que c’était un projet mondialement reconnu et approuvé, que l’eau recueillie avait déjà sauvé des centaines de vies, mais qu’ils avaient malheureusement été obligés de retirer l’eau de la baie car le projet prenait une telle ampleur qu’il devenait indispensable d’élargir la zone de construction de l’usine.
« Ils prétendent que cette baie n’a pas d’intérêt écologique majeur, rapporte un jeune adolescent à Junid. Tu te rends compte ? Et de nous, ils s’en moquent ! Nous avons échappé de justesse à une crise biologique qui aurait anéanti tous les poissons, et maintenant, ils nous construisent cette usine qui pompe notre eau et fait fuir toutes les bêtes !
– Ce n’est pas tout, ils extraient du lithium aussi, leur apprend Junid.
– Je savais qu’ils faisaient quelque chose de louche ! s’écrie une femme, furibonde. Les poules sont malades depuis ce matin.
– Il paraît tout de même que c’est bien payé, objecte une autre femme.
– Les ouvriers travaillent sans protection, s’offusque Junid. Ils sont traités plus mal que des bêtes de somme !
– Ce sont les aléas du travail, poursuit la femme. Nous pouvons nous estimer heureux de ces offres d’emplois. Les poissons ne rapportent pas gros.
– On pourrait faire sauter leur barrage ! propose le jeune adolescent, sans se démonter.
– Tu es fou, nous serions immédiatement condamnés, riposte une fille. Nous ferions mieux de voir comment tout ceci évolue. »
Pourtant, ce jour-là, le garçon a réussi à intéresser trois adolescents. A la nuit tombée, ils s’éclipsent discrètement en direction de l’usine dont la vague verte éclaire lugubrement la noirceur du ciel nocturne. Certains avaient emporté des explosifs, datant du temps où pêcher à la dynamite n’était pas interdit.
« Si on ouvre une brèche dans le barrage, on met le village en danger, remarque la plus jeune fille du groupe. A mon avis, on ferait mieux de détruire les tuyaux, ils véhiculent moins d’eau.
– On pourrait aussi détruire leur machine de forage, se souvient Junid. Elle est assez facile d’accès. »
En quelques minutes, le plan est monté, chacun sait où il doit se rendre. Mais lorsque Junid s’approche de la machine d’extraction, celle-ci est éclairée comme en plein jour, et surveillée par une caméra. Le garçon, intrépide, ne se décourage pas pour autant et rampe précautionneusement entre les blocs de béton et les engins qui entourent sa cible. Son cœur bat à tout rompre, et il lui semble que son fracas résonne dans toute la baie. Luisant de sueur, il tend sa main fébrile contenant le bâtonnet de dynamite, arme dérisoire devant la monstrueuse bête de métal. Il s’apprête à repartir quand une alarme se déclenche dans son dos. Cédant à la panique, le garçon se relève et s’enfuit. Les autres le rejoignent bien vite, ils ont échoué. Trois gardiens du site sont à leurs trousses, mais ne les rattrapent pas. Essoufflé, l’honneur meurtri par leur échec, Junid regagne la sécurité de sa hutte, non sans avoir échangé un regard avec ses compagnons qui semblent aussi frustrés et désabusés que lui.
Personne n’a plus entendu parler de l’incident dont l’insuccès a découragé tout autre velléité de rébellion dans le cœur de Junid.

Cependant au village, la vie ne suit plus son cours ordinaire. Les poules dépérissent ; les rares survivantes ne pondent plus. Au marché de la ville, les clients, d’ordinaires très friands des fruits récoltés par les villageois, n’en veulent plus. « C’est trop pollué, chez vous, disent-ils. On ne veut pas s’empoisonner ! »
Alors, pour compenser le manque de revenus, d’aucuns tentent de prendre la route jusqu’à la prochaine plage épargnée par le buveur d’eau, mais le trajet est si long qu’ils y renoncent bien vite. Les ouvriers de l’usine rentrent de plus en plus fatigués et sont souvent pris de quintes de toux ou de nausées mais ne renoncent pas, pour nourrir leur famille. La baie est devenue un vaste désert de sel dont les relents âcres planent sans cesse au-dessus de la côte, rendant l’air irrespirable. Personne n’ose plus boire l’eau du puits et chacun accomplit tout les jours le trajet jusqu’à la ville afin de chercher des bidons d’eau portant désormais l’emblème de la société de dessalement.
« Ça ne peut plus durer, s’exclame un matin Junid devant les autres habitants, avant qu’ils ne partent travailler. Allons les voir, expliquons-leur notre souffrance quotidienne, et s’ils ne daignent pas chercher une solution, menaçons-les d’un procès !
– Ils nous rirons au nez, soupire un homme, accablé.
– Ça ne coûte rien d’essayer ! riposte Junid avec ferveur. Demain, je vous accompagnerai et je leur parlerai. »
Personne ne tente de l’en dissuader ; d’ailleurs, le garçon se doute que tout entretien sera vain.

Mais le lendemain, c’est autre chose qui attend Junid et les autres habitants. Le silence oppressant qui règne désormais sur le village est brusquement rompu par des sirènes de police. En raison de la saturation de l’air en poussières nocives, le gouvernement a décrété la zone impropre à la résidence, et y habiter est devenu interdit. Afin d’éviter tout débordement, les autorités du pays ont décidé d’envoyer l’armée.
Dans tout le village, on entend la police s’égosiller dans des porte-voix :
« Nous rappelons que la ville doit être évacuée ce soir à 19h ! »
Et chacun sait que c’est une entreprise impossible. La plupart des villageois n’ont nulle part où aller et Junid n’y fait pas exception. Le garçon est conduit avec les autres dans un hangar désaffecté en périphérie de la ville, personne ne se soucie de leur confort. Atterré par tant d’inhumanité, il se pelotonne dans sa couverture en attendant que le sommeil vienne chasser les tourments de sa pensée.

Au matin, quand Junid se réveille, il aperçoit à côté de lui une boîte de poisson en conserve et une bouteille d’eau que ses parents lui ont laissés avant de partir travailler à l’usine. Il engloutit le poisson avec délectation, même s’il n’est pas aussi savoureux que celui qu’il pêchait auparavant avec son père. Mais au moment de jeter la boîte, un détail l’anéantit. Le garçon s’affaisse lentement sur le sol, tandis qu’il comprend toute l’étendue de l’ignoble imposture dont ils ont été les victimes.
Comme sur la bouteille, un large triangle blanc trône sur le couvercle de la boîte, au cœur duquel figure une vague verte.