L’Instinct de survie

Il se met à courir.

La mer a disparu.

Junid avance, haletant, sans savoir où il va. De toute sa vie, il n’a jamais été confronté à une situation pareille, irréelle. La mer a disparu, se ressasse-t-il. Derrière lui, un immense désert sourd le poursuit. Un élément précieux de sa vie vient de disparaître. Junid se sent comme orphelin. Cette mer, il en avait pris soin, comme elle avait pris soin de lui. Le petit garçon s’était souvent confié à son amie, l’avait protégé des habitants du village qui, à maintes reprises, essayaient de la souiller, de la dépouiller. En retour, sa confidente l’écoutait, le réconfortait, le nourrissait lui et sa famille.

Refoulant ses larmes, il progresse de plus belle dans l’immense désert qu’est devenu son île. Soudain, il s’arrête. Junid se rend compte qu’il a parcouru des kilomètres sans entendre son souffle. Sans le bruit de ses sandales écrasant le sable crissant. Il ne sent que son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Il tapote ses oreilles : son ouïe semble défaillante.
Il observe autour de lui, cherche à se repérer. Il se trouve près d’un étang, étrange tache d’eau au sommet de la montagne. Il s’approche de la petite falaise qui donne sur le nouveau désert qu’est devenu le lit de la mer : il est seul. Le ciel est sans nuages et d’un bleu inquiétant, comme mouvant.
Tout au long de son chemin, Junid n’a rencontré aucun habitant du village, aucun humain. Où étaient ils tous ? Que s’est-il passé pour que ses parents puissent l’oublier, lui, leur fils unique ? C’est inimaginable.
Un vacarme assourdissant lui fait soudain perdre l’équilibre. C’est un ensemble de sons venant de la nature disparue : le bruit du vent, des feuillages, d’oiseaux, d’insectes et d’animaux divers. Ces bruits viennent de partout et remplissent tout l’espace.
Mais un son particulier attire son attention. Il s’approche de l’étang et se penche.
Un poisson perroquet frétille dans l’eau. Junid s’extasie devant sa beauté. Il en a déjà vu près de chez lui, dans la mer, mais jamais d’aussi beau. Le poisson s’agite dans tous les sens. Peut-être est-il effrayé par tout ce qui se passe et veut-il fuir ? Junid est hypnotisé par ses écailles colorées. Il décide de s’asseoir au bord de l’eau et de l’observer.
Il fait des bonds ici et là, toujours de plus en plus haut. Comme s’il voulait atteindre le ciel. Junid, amusé, le regarde faire, l’encourage dans ses performances. Jusqu’au moment où, le poisson perroquet retombe très lourdement après un saut, en projetant de l’eau sur Junid. Celui-ci reçoit une goutte sur la joue, qui coule jusqu’à ses lèvres. Naturellement, Junid la goûte. Elle est salée. Non pas comme une larme, mais comme l’eau de la mer, qu’il connaît si bien. D’où vient cette salinité de l’eau ? Et d’ailleurs, que fait ce poisson perroquet ici ? Serait-il possible que cet étang soit relié à la mer par un tunnel souterrain ?
Tout d’un coup, le vent se met à forcir. Il commence à bruiner puis à pleuvoir au-dessus de l’étang. Junid a le visage perlé de cristaux. Il ressent des picotements désagréables au niveau des yeux. Il note rapidement que l’eau a un goût identique à celui de l’étang, celui de la mer. Effectivement, il y a bien quelque chose d’anormal. Il lève les yeux au ciel et ce qu’il voit le pétrifie.
Le ciel s’est transformé. Enfin non… La mer a remplacé le ciel. On y voit à travers, toute la faune et la flore marine. Junid se demande s’il ne rêve pas ou pire, s’il n’est pas mort et dans un autre monde. Au-dessus de lui, tout est bleu, avec des nuances de couleurs vertes, tacheté parfois de formes noires. Oui, on y reconnaît des baleines, des poissons divers, des coraux, des crustacés.
Du ciel commencent à tomber de petits poissons, par ci par là. Les yeux de Junid ne peuvent se détacher de ce spectacle irréel. Ils sont vite attirés par une forme assez trouble mais reconnaissable : un paquebot. Au-dessus de sa tête, de petits lambeaux de plastiques virevoltent et s’accrochent à ses cheveux. Autour de lui, le sol se recouvre petit à petit de débris de plastique haché, de toutes les couleurs. Bientôt, il en est jonché. Cette manifestation inquiète Junid car, après la féérie du moment passé près de l’étang, tout devient cauchemardesque. Du ciel s’échappent des déchets de tout genre : pneus, containers, voitures, huile, bateaux rouillés,…
C’est comme si la mer rendait à la terre, ou plutôt aux terriens, ses propres détritus, comme si elle se nettoyait, se rendait justice. Junid est pétrifié par ce spectacle fantasmagorique !
Alors, un grondement sourd apparaît, persiste et s’amplifie progressivement. Le jeune garçon commence malheureusement à comprendre ce qui est en train de se passer. Le temps semble suspendu. Ce qu’il voit, c’est bien la mer là-haut. Non, il ne rêve pas. Ce mur d’eau de mer est en train de s’abattre sur lui. La mer n’a pas disparu. Elle s’est retirée pour prendre de l’élan et en finir avec sa douleur. Cette douleur que les humains ne cessent d’entretenir, d’amplifier en la maltraitant. Elle ne veut pas mourir. Elle veut vivre. Et elle veut continuer à faire vivre ses habitants : les animaux, les plantes, les coraux. Alors, elle se vide de ce pus qui la pollue. Junid, malgré sa peur, ressent la menace qui plane sur lui et les siens, mais aussi la douleur de la mer. Il se sent impuissant, honteux face à cette mer outragée.
Il s’en veut de ne pas avoir perçu la détresse de sa confidente. Lui qui, si souvent, lui a confié ses peines et ses joies. Lui qui, si souvent, a bénéficié de sa générosité et de sa clémence.
Devant l’inévitable, Junid tend la main vers la masse d’eau et s’adresse pour la dernière fois à la mer : « Mon amie, j’ai toujours vécu à tes côtés. Tu as bercé mes nuits et mes jours depuis ma tendre enfance. Tu m’as apaisé, inquiété, effrayé, fasciné suivant tes humeurs. Tu m’as nourri, guéri. Tu as ramené sains et saufs mon père et ses frères de leurs périples. Ta force, tes incessants va-et-vient et ta beauté m’ont ébloui. Et pour tout cela, je te remercie de tout mon cœur.
Cependant, je n’ai pas vu le danger arriver. Trop jeune, je n’ai pas compris d’où il venait, qui il menaçait et son ampleur. Et je n’ai pas cherché à comprendre : la tortue mourait étouffée par le plastique, les oiseaux étaient souillés par les marées noires, les baleines massacrées, les poissons mutilés, les coraux blanchis, et ton eau polluée. Bref on t’a épuisée, salie, humiliée.
De ma petite île, je n’ai pas vu les grands de ce monde signer ton arrêt de mort. Notre arrêt de mort. Je n’ai pas vu que quand l’homme n’avait plus faim, il continuait à appauvrir la mer pour en avoir encore plus.
Alors, pardon. Pardon de ne pas avoir vu plus loin, plus longtemps, plus distinctement les prémices de cette catastrophe écologique.
J’accepte mon destin et je m’en vais heureux de quitter cette terre avec toi. J’espère que ton geste désespéré ouvrira les yeux des miens, te rendra justice.
Adieu, ma très chère amie. »

La mer est revenue.