La mer veille

Il se met à courir.
Il s’arrête à bout de souffle, il vient de parcourir une partie de ce qui était la côte et toujours rien. Elle n’est plus là, elle l’a abandonné… Junid voudrait pleurer mais il est à sec de larmes. Une boule se forme dans sa gorge. Il tombe à genoux dans le sable brûlant, l’air est irrespirable, ses poumons lui font mal. Le paysage est déformé, Junid ne le reconnaît presque plus, tout lui semble étranger.
Une voix s’élève au loin : son père entouré de ses oncles. Ceux-ci se soutiennent les uns les autres, égarés. Sa mère réconforte des villageois, leurs yeux désespérés traduisent le vide que la mer a laissé. Un grand nombre d’entre eux semblent s’être rassemblés là. Assis ou étalés, certains ont des sacs, d’autres sont à peine habillés. Ils sont comme des réfugiés, mais sur leurs propres terres.
Junid s’avance vers eux, ses parents lui sourient. Ils s’étreignent, se regardent, comme après une longue séparation. Junid ne se rappelle avoir vu les yeux de son père si tristes que la fois où sa sœur aînée est partie. Sa mère, habituellement vive et souriante, est éteinte. Mais, malgré la douleur visible dans leurs traits, leur présence est rassurante et Junid se sent mieux maintenant qu’ils sont réunis.

Après un long moment passé à se concerter sur les actions à mener, les villageois voient revenir l’homme choisi plus tôt pour échanger avec le continent. Dans un soupir, il annonce gravement que les communications sont coupées pour une raison inconnue. Leur situation se complique d’heure en heure, les mines consternées des adultes le prouvent bien. L’impossibilité de joindre le continent les isole plus encore. Junid observe à l’écart, son esprit brouillé par la tristesse, il ne les écoute pas. Hier est désormais une autre époque. Une époque qui fut difficile certes, avec ses tâches quotidiennes, ses corvées, mais avec la mer à perte de vue, et finalement, une époque si simple en comparaison de celle à venir. Elle lui manque. Comment a-t-elle pu les laisser ? Junid était tellement habitué à sa présence qu’il ne la remarquait même plus. Il aimait tremper ses pieds dans les vagues le matin au réveil et le soir avant d’aller dormir. Compagne indéfectible, indispensable à leur vie par la pêche, elle était sa maison. Et combien de rêves, combien d’histoires, de mythes ou de légendes l’accompagnaient ? Sans elle, plus de repère, sans elle, plus d’horizon.

La nuit est passée, il a été décidé qu’un groupe d’adultes allait s’enfoncer dans ce qui est devenu un désert de sable, afin de découvrir jusqu’où la mer a poussé sa retraite. Son père en est. Junid veut les accompagner, mais on le lui refuse. Sa mère le retient ; ils partent sans lui ; Junid bouillonne de colère ; ils disparaissent au loin. Le ressentiment et l’inquiétude le déraisonnent, aussi entreprend-il de partir seul. Attendant que sa mère ait le dos tourné, il s’enfuit.
La marche est longue sous ce soleil de plomb, la fatigue et la chaleur pèsent sur ses épaules, chaque pas lui coûte. Il ne sait ni où il est, ni quelle distance il lui reste à parcourir. Il n’a croisé aucun membre de l’équipe de recherche et il a soif. Il s’assied. Parti sans réfléchir, il s’en veut de s’être mis dans cette situation. Pourra-t-il encore revenir s’il continue d’avancer ? Mais Junid est jeune et entêté, alors il se lève et reprend sa route, presqu’en courant.
Sa persévérance est récompensée. Le sable, rafraîchi et humide depuis plusieurs mètres, laisse enfin apparaître la mer, belle immensité bleue. Il respire, l’air marin emplit ses poumons, la boule qui l’étouffait s’évapore enfin. Il est heureux de s’assurer qu’elle n’a pas entièrement disparu, qu’elle existe encore, juste un peu plus loin. Junid s’imagine déjà recommencer la vie près d’elle, reconstruire le village et oublier l’incident, tel un mauvais rêve. L’eau qui lui lèche les orteils, l’odeur iodée : pendant un instant, il retrouve son monde. Pourtant, il sent rapidement une chose inhabituelle. Aucune vague ne s’échoue sur le rivage, alors qu’à la limite du ciel, là où la mer est plus haute, il distingue la houle. Tout d’abord, il ne comprend pas, on dirait que les vagues s’éloignent au lieu de venir à lui. C’est un phénomène incroyable, que Junid ne pensait pas possible. La mer va-t-elle se retirer encore ? Il aimerait la retenir, l’empêcher, sinon elle va perdre leur île pour de bon.
Junid ne peut cependant rester plus longtemps auprès d’elle, la nuit tombe, la soif le tiraille et le chemin du retour est conséquent. Il lui tourne alors le dos et s’en va, déplaçant ici et là des galets pour jalonner son chemin. À quelques reprises, il jette un regard par-dessus son épaule, jusqu’à ne plus l’apercevoir.

Distinguant l’ancien rivage, Junid est soulagé. La nuit passée dans le désert fut rude et interminable. Jamais l’obscurité frémissante ne l’avait tant effrayé. D’ordinaire, d’un tour de main, il allume une lampe, craque une allumette et les ténèbres s’écartent. Mais cette fois-ci rien, rien pour le secourir, personne pour le soutenir, le remettre sur pieds et le faire repartir, sourire aux lèvres, d’un coup de manivelle. Il était seul, éminemment seul.
Et cela ne s’arrange pas, le semblant de campement, monté la veille, a été abandonné plus tôt. À la hâte, constate même Junid d’après les affaires éparses laissées surplace. Où sont-ils donc tous passés ? Il rejoint le village, vide également. La peur prend peu à peu la place du soulagement. Il lève les yeux au ciel et remarque alors trois pointes métalliques, encore lointaines, mais qui se dirigent nettement vers le petit aéroport de son île. Il décide donc de s’y rendre, peut-être que là-bas, il retrouvera sa famille.

Il ne s’était pas trompé, la population, comme aimantée, s’est concentrée autour de l’aéroport. Junid s’approche, un autre avion avait déjà atterri, sans doute durant son escapade, alors qu’il marchait encore. De nombreux policiers occupent l’espace. Ils font cercle autour d’hommes en costume, blonds, rougeâtres à cause de la chaleur, et l’air sérieux. Ceux-ci regardent avec mépris les autochtones. Junid cherche ses parents, il ne les voit pas. Il se fraye un chemin au travers d’un attroupement de journalistes bruyants, occupés à héler les hommes rougeâtres et poser des questions, leurs bras prolongés par des micros, tendus désespérément. Junid avance tant bien que mal, il trébuche, une main ferme le rattrape, c’est un policier qui, au lieu de l’aider à tenir sur ses pieds, le secoue et lui crie un reproche dans une langue qu’il ne comprend pas. Il parvient à s’écarter et retrouve les autres villageois, curieux, leurs yeux grand ouverts au spectacle. Il lui semble apercevoir plus loin l’un de ses oncles, il se meut au milieu de la foule pour l’atteindre. Son père et sa mère sont là aussi. Les retrouvailles commencent par un sérieux recadrage, Junid se fait tancer sévèrement pour sa fugue. Heureux, malgré tout, de le savoir sain et sauf, ils lui pardonnent promptement. Il leur raconte ensuite l’étrange phénomène dont il a été témoin, apprenant à cette occasion que son père l’a lui-même observé lors de l’expédition. Celui-ci le rassure, il affirme que les hommes du continent ont sans doute les moyens de tout arranger.
Les trois avions que Junid avait aperçus sont arrivés, en sont descendus d’autres continentaux : des hommes instruits, certains en blouse blanche, encore des journalistes et des policiers. Beaucoup d’acteurs pour un si petit univers, certains sont en trop.
Soudain, on se pousse, on se bouscule, le père de Junid le protège avec son corps pour qu’il ne se fasse pas renverser. Les policiers ont reçu l’ordre de les rassembler et de les parquer. Junid ne comprend pas pourquoi on les traite en coupables. Les autorités les entassent dans un espace très restreint qu’elles peuvent facilement encadrer. Elles n’ont formulé aucune explication ni même condamnation. De victime à prisonnier, Junid voit en un instant tous ses espoirs sombrer.

La captivité ne convient pas à l’enfant élevé en plein air, l’enfant des vents et des embruns. Aussi, Junid a la nausée, de la même manière qu’on aurait le mal de mer. Ni les caresses de sa mère, ni les distractions de son père ne l’aident à supporter ce mal de liberté.
Pourtant celui-ci s’estompe enfin, lorsque deux hommes, partageant leur langue, l’un à l’allure scientifique, l’autre aux apparats diplomatiques, viennent s’adresser à eux. Leur air ravi et confiant détone avec l’ambiance générale. En effet, la parole des deux continentaux n’aurait pu être plus rassurante et optimiste. Ils affirment une bonne prise en main de la situation, un retour à la normalité en un temps record, expliquant par ailleurs que leur rassemblement surveillé est nécessaire pour leur sécurité. Ces belles phrases n’ont pas l’effet escompté sur Junid : au lieu de le calmer, elles l’agitent. Il veut sortir, il veut voir de ses propres yeux ces « grands » ramener la mer, il veut assister à ce miracle.
Leur mission accomplie, les deux ambassadeurs s’en retournent, Junid sur leurs talons.
Ses parents l’ont laissé partir, sachant combien il lui est impossible de demeurer passif. Il se retrouve peu après face au mur de policiers, qui s’est tout juste ouvert pour les deux hommes. Par des signes, il joue les besoins pressants, les policiers le laissent passer sans trop discuter et Junid reprend sa filature.
Dehors, la déception qui l’attend est immense, sur la grève, d’imposantes installations ont été montées, un grand trou a été creusé et, tout autour, les prémisses d’autres sont visibles. Transformée, modifiée, la place de la mer est maintenant un chantier.
Junid n’en croit pas ses yeux, ce n’est en aucun cas ce qu’on vient de lui promettre, au contraire, ils abîment et détruisent encore plus le paysage. Les hommes en costume, juchés au plus haut qu’ils puissent être, observent d’un œil scrupuleux l’avancée des travaux ; les hommes en blouse blanche, disséminés sur le terrain, donnent des instructions à la main d’œuvre. Les deux vendeurs de rêve observent eux aussi. Ils discutent avec animation. Tout en s’appliquant à rester discret, Junid s’avance dans leur dos, si bien qu’ils ne sont plus qu’à quelques pas. Leur discussion parvient jusqu’à ses oreilles :
« … surprenant, à croire qu’elle l’a fait exprès. C’était ce genre d’îles qui était menacé par la montée des eaux, et voilà que c’est nous qui venons nous y réfugier !
– Remarquez, c’est un phénomène extraordinaire qu’il sera intéressant d’étudier : la mer s’écartant d’une petite île insignifiante pour envahir une partie d’un continent, c’est du jamais vu !
– Oui, de fait. Cependant quel drame… D’autant plus que cela a modifié le pôle magnétique, le système de télécommunications est complètement perturbé. Mais enfin, ce qui est sûr, c’est que nous serons bien ici. Je verrais bien un hôtel là, et puis un centre commercial, l’endroit est parfait… »

Ils s’éloignent, Junid les regarde, médusé.
Il pleure. La mer a échoué, en se tournant vers les responsables des changements climatiques, pour protéger leur île, elle ne pouvait pas imaginer que ceux-ci allaient venir la submerger.
Ne lui resterait-il plus, à présent, qu’à retourner attendre auprès de ses parents ?
Dans ce monde qui n’apprend pas de ses erreurs, demain, pour lui, n’est pas assuré.