Anomalie B112

Il se met à courir. Mais il doit se rendre à l’évidence ; ce que tout le monde redoute depuis quelques semaines est arrivé. L’île est perdue !
Il se ressaisit. Sortant de sa poche le « Solar Engine », un téléphone qui lui a coûté plus d’un an de salaire, il ouvre une application de messagerie et se met à écrire frénétiquement. Il faut absolument qu’il finisse ! Ses poumons le brûlent affreusement. Que se passe-t-il ? L’air se fait rare. Il inspire de toutes ses forces, en vain. Mais il n’a qu’une chose en tête : finir ce qu’il veut faire. Si seulement il avait pu s’habituer à ce minuscule clavier ! Plus que quelques lignes…

Une semaine plus tard
L’homme dont le destin allait changer par le plus grand des hasards est tranquillement assis sur le moelleux fauteuil de son hélicoptère. Il porte un casque qui doit normalement servir à la communication. Mais qui s’apercevra qu’il l’utilise pour écouter du hard rock ? Tout en pilotant son véhicule d’une main experte qui montre ses nombreuses années de service, notre pilote chevronné chantonne le refrain de la chanson. Il a récemment été sollicité par un service d’étude de la faune marine. Sa mission est de survoler les parties du monde qu’on lui a indiqué pour avoir des images plus précises de l’océan.
Après avoir appuyé sur quelques boutons, il jette un coup d’œil distrait au petit écran se trouvant sur son tableau de bord, qui retranscrit ce que la caméra fixée en dessous du véhicule volant filme. Si cela ne tenait qu’à lui, il ne ferait pas une seule vérification, mais bon, puisque c’est son patron en personne qui le lui a demandé…
Son trajet paisible continue le temps de quatre ou cinq nouvelles pistes. Il contrôle une nouvelle fois l’image qu’il enregistre. Mais ce coup-ci, ce qu’il voit manque de lui faire perdre les commandes de l’appareil ; dans l’océan se trouve une sorte d’immense faille, comme si un géant avait asséné un coup de hache phénoménal sur la planète. Il se frotte les yeux, change d’angle de vue, modifie les réglages de la caméra, mais rien à faire : la mer s’est bel et bien ouverte en deux, laissant apparaitre une large bande de sable.
Il passe en vol stationnaire et saisit le micro communiquant avec le poste de contrôle.
Allô ? Quelqu’un me reçoit ?
Oui, lui répond une voix. Que vous arrive-t-il ?
Eh bien, croyez-le ou non, mais la mer s’est… ouverte en deux.
Que dites-vous ? Vous me lisez un passage de la Bible, n’est-ce pas ?
Non, c’est un fait bien réel ! confirme le pilote.
L’autre ne répond pas. Il essaie vainement de le contacter de nouveau. Plus personne ne le reçoit. La communication s’est coupée d’un seul coup !
Mais ce n’est pas le seul problème ; son altitude baisse rapidement. Plus que quelques centaines de mètres, et il touchera l’eau. Il n’y comprend plus rien. Son réservoir de carburant est pourtant plein aux trois quarts ! L’appareil s’approche inexorablement de l’océan. Horreur ! Le pilote comprend l’origine du problème à la vue d’un voyant rouge sur son tableau de bord : quelque chose interfère étrangement avec la communication de ses commandes et de son moteur.
Il ne reste plus qu’une trentaine de mètres entre son appareil et la mer. À cet instant, le voyant disparaît comme par magie. Par un miracle d’habileté, il parvient à remonter en chandelle et à se placer au-dessus de la bande de sable exposée au ciel ensoleillé. Son véhicule s’y pose avec un bruit sourd. Il pousse un juron retentissant ; au contact brusque du sable, une partie de l’hélicoptère s’est abîmée.
Il ne s’y attarde pas plus ; ce n’est finalement rien de plus qu’une simple petite fissure dans le patin gauche. Il préfère aller voir de plus près cette anomalie d’un genre unique. Il rejoint rapidement le bord de la partie ouverte de la mer. De sa vie, il n’a jamais vu de chose aussi impressionnante. L’eau salée de l’océan le domine d’une hauteur égale à la profondeur de la mer. Il a l’impression d’être un insecte, il ne peut s’empêcher d’avoir peur d’être englouti ; mais l’eau semble retenue par une épaisse couche faite d’une matière gluante et grasse.
Il prend soin de photographier la chose sous de multiples angles, puis entreprend de retourner à son hélicoptère. Il essaie de prévenir son organisation, mais malheureusement, la communication ne s’est pas réactivée – sûrement encore une de ses maudites interférences. Il allait s’envoler – en notant naturellement les coordonnées du phénomène singulier – quand alors il aperçoit au loin une île aux aspects mystérieux. Il hésite. Il sait que l’explorer signifie mettre sa vie en grave danger, et qu’en plus, personne ne sait qu’il se trouve là.
Mais c’est tellement tentant… La curiosité l’emporte. Il redémarre l’appareil et se dirige vers l’île. Il se rend compte que le paysage est loin de ressembler à ce qu’il pensait ; tout, autour de lui, a été dévasté. Il s’y pose dans ce qui devait jadis être un hameau de pêcheur situé au bord de l’île. Les arbres, s’ils ne sont pas déracinés, sont brisés. Des petites huttes en bois en ruines se trouvait face à lui. L’unique verdure présente se réduit à quelques touffes d’herbes présentes de part en part.
Le seul élément se détachant de ce tableau chaotique est un grand bâtiment. Il a à peu près réussi à résister au mystérieux désastre, bien que les fenêtres ont disparu et que la partie du haut s’est fissurée. Le pilote décide de s’y rendre. Il atteint son but après une vingtaine de minutes de marche dans ce paysage lugubre.
La porte de métal, tombée à terre, ne constitue pas un obstacle pour le pilote qui pénètre dans l’austère bâtisse. Il tente d’éviter les poutres effondrées se trouvant sur son passage, mais finit par trébucher sur l’une d’elles et s’étale de tout son long sur le sol poussiéreux. En se relevant, il comprend une chose : ce n’est pas une poutre. Malgré la faible lumière, il parvient à reconnaître ce qui traîne par terre : il ne s’agit ni plus ni moins qu’un cadavre humain ! Il recule, terrifié. Tout d’un coup, son envie d’exploration s’est envolée. Mais c’est plus fort que lui, il doit continuer. Il veut découvrir ce qui est arrivé.
La visite des différentes salles du rez-de-chaussée – l’escalier, qui s’est cassé en morceaux, empêche tout passage vers les autres étages – ne lui apporte pas beaucoup de nouveaux éléments, à part la vision horrible d’autres corps habillés en blouse de scientifique, des ordinateurs hors-services et des documents en quantité incroyable. Excepté la dernière pièce.
La première chose qu’on y voit en entrant est un énorme cylindre de verre brisé au beau milieu de la salle. Le pilote remarque après une petite analyse de sa position sur un appareil GPS que ce cylindre en particulier se trouve exactement au milieu de l’île. Dans la pièce se trouve également un siège renversé, sur lequel quelqu’un – qui est maintenant affalé par terre, mort – était assis auparavant. Ce quelqu’un tient dans ses mains une petite caméra. Celui-ci est évidemment dysfonctionnel, mais le pilote pense alors à quelque chose. Il démonte le boîtier de la petite machine ; il doit s’y reprendre à plusieurs fois à cause de ses doigts tremblants – de peur ou de froid, il ne saurait le dire – mais finit par y trouver ce qu’il cherchait : une carte mémoire.
Il glisse cette dernière dans son propre appareil photo. Sur l’écran, bien que de mauvaise qualité, s’affiche comme il l’avait prévu une vidéo :

Un homme chauve parle avec appétit devant une caméra. Il explique que son projet est arrivé à son terme, et pointe du doigt le cylindre de verre qui contient un « produit B112 ». Ce produit est censé, après être entré en contact avec une autre solution, devenir un métal indestructible à la solidification.
Des scientifiques apparaissent. Ils apportent la solution qui provoquera la réaction. L’un d’eux prévient alors le chauve que l’expérience n’allait pas être sans risque. Mais l’homme répond qu’il a tout calculé et qu’il ne va rien lui arriver. Les scientifiques sortent sans insister davantage.
Une fois la solution introduite dans le mélange, celui-ci commence à crépiter. L’homme, qui est manifestement le chef, se permet un sourire de satisfaction. Mais alors, le produit B112 se met à mousser. Le chef fronce les sourcils. L’air semble lui manquer. Il suffoque pendant une ou deux minutes avant de s’effondrer à terre.
Une demi-dizaine de minutes passent. Des cris paniqués se font entendre. Puis plus rien. Enfin, la vidéo se termine par une explosion du produit, envoyant valser le corps du chef dans la position où le pilote l’a retrouvé.

Voilà qui justifie à la fois l’asphyxie générale, l’explosion, la couche gluante sur l’eau, et peut-être même les interférences. Le pilote sort du bâtiment. Il a un mauvais pressentiment, mais il ne saurait dire pourquoi. Peut-être est-ce à cause de cette eau qui le menace depuis tout à l’heure telle l’épée suspendue au-dessus de la tête de Damoclès.
À l’extérieur, une nouvelle scène d’horreur l’attend : de nombreux corps tordus dans des positions d’agonies. Ce sont ceux des villageois cette fois-ci. Il n’a pas envie de les regarder de plus près. À moins que…
Son attention est attirée par le cadavre d’un jeune garçon. Un air aussi surpris que terrifié se lit sur ses yeux grands ouverts. Mais le plus important se voit sur sa main droite : un téléphone, qui, du fait de son éloignement à la base de l’explosion, ne s’est pas cassé.
Le pilote reconnait le modèle : il peut se recharger à l’énergie solaire. Par un coup de chance, il est tombé capteur face au ciel.
Il ramasse l’appareil et l’allume. La dernière action effectuée est un message rédigé mais qui n’a pas encore été envoyé. Il est adressé aux autorités et raconte toute l’histoire en dénonçant des entreprises industrielles aux noms tous plus compliqués les uns que les autres.
Il envoie le message avec un sentiment de satisfaction intense devant la notification qui indique « Message envoyé ». Il murmure un « bien joué, petit » au corps inanimé et se dirige sans plus attendre vers son hélicoptère.
Mais à peine a-t-il parcouru quelques centaines de mètres que son pressentiment se concrétise : l’eau a commencé à percer la couche de produit B112, et est aux abords de l’île. Quelle malchance, quand même, d’être arrivé juste au moment du déchaînement de l’eau ! Peut-être l’air projeté par son véhicule volant a-t-il déstabilisé le phénomène. Il se met à piquer un sprint.
Dans sa course folle, il roule sur une canette et s’écrase au sol. Il se relève tant bien que mal en maudissant la personne a eu la malencontreuse idée de vider sa poubelle à même le sol. Tout en continuant son parcours cahin-caha, il se jure qu’une fois sorti de cette situation aussi terrifiante qu’étrange, il deviendra un fidèle défenseur de la nature.
L’avancée de l’eau continue, inéluctable. À bout de souffle, il parvient à son hélicoptère et se dépêche de démarrer les hélices.
Quoi qu’il en soit, il est grand temps de partir. Il va s’envoler, quand soudain tout s’arrête.
Le choc qu’a reçu l’engin quand il a atterri il y a une demi-heure maintenant a semblé anodin.
Mais finalement, il ne l’est pas tant que ça.

Assis dans un hélicoptère posé sur une île, un homme, face à la nature, contemple fixement un petit mais ô combien terrifiant voyant indiquant une fuite du réservoir de carburant.

LA FIN