Histoire du dernier homme de la Terre

Il se met à courir.
Il ne pense qu’à ça. Il veut retrouver le vent, il veut retrouver les oiseaux, les chiens, les animaux. Il veut retrouver la mer. Mais il a beau courir, toujours plus loin, des heures durant, il ne voit ni présence d’animaux, malgré leurs traces, qu’il suit depuis des lustres, ni la mer et son doux murmure. Il ne sent pas non plus le moindre souffle de vent, malgré la vitesse à laquelle il court. Hormis le sable à perte de vue, il n’y a plus rien. Plus le moindre son. Comme si… comme si on avait rendu le monde muet. Comme si… quelqu’un avait voulu tout enlever du monde, et ne laisser qu’une infinie étendue de sable. C’est à peine si l’on distinguait la terre du ciel. Junid fut saisi d’une impression étrange. Une espèce de sentiment de malaise, de vide. Comme quand il était petit, et qu’il recevait une récompense. Tous ses camarades le regardaient alors avec un regard assassin, chargé, au fond, d’une profonde tristesse. D’une grande injustice. Comme s’ils étaient trahis. Comme si Junid les avait trahis. Eh bien, maintenant, il avait le sentiment d’avoir reçu un grand privilège qu’il ne méritait pas. Comme s’il n’avait rien à faire là. Et toutes les cellules de son corps lui criaient qu’effectivement, il n’avait rien à faire ici. Qu’il ferait bien mieux d’arrêter de courir et de retourner d’où il venait. Sauf que son cœur, lui, lui criait de continuer à courir parce que, même s’il ne comprendrait jamais où la mer était partie, qu’il ne retrouvait pas les animaux disparus, au moins, il aurait essayé. Et on avait toujours répété à Junid d’écouter son cœur. Enfin, surtout Mila. Mila sa meilleure amie, sa confidente, sa bonne étoile. Mila qui ressentait si bien les choses et qui avait compris… Mila qui était partie. Envolée. Elle l’avait su, Mila. Elle savait tout de ce monde. Toujours. Elle ressentait. Et elle avait toujours raison. Elle avait dit à Junid, un jour, il s’en rappelait :

  • Bientôt le monde n’existera plus, Junid. Tu chercheras à le comprendre parce que tu es un garçon courageux. Tu aimes cette terre, ta terre, notre terre, celle que l’on devait laisser à nos enfants, leur héritage. Tu vas courir, tu vas chercher, et tu vas trouver, Junid, pourquoi il disparaîtra. Parce que tu es intelligent. Et, pas longtemps après, Junid, tu me rejoindras. Parce que je vais bientôt partir. Dans les étoiles. Et toi aussi. Mais pas tout de suite. Ne t’inquiète pas, je serais toujours là, près de toi, dans ton cœur. Ecoute toujours ton cœur, Junid.
    Depuis, il avait toujours écouté son cœur. Parce que c’est là qu’était Mila. Il voulut réfléchir, mais courir et réfléchir devenait trop difficile. Junid commençait à faiblir. Il avait couru des heures, si ce n’est des jours, sans boire, sans manger, sans s’arrêter. Sa tête commençait à lui tourner, il voyait flou, avait froid, avait chaud, ne sentait plus ses membres, tenait debout, ou peut-être pas, il ne savait pas, il ne savait plus... Il n’arrivait plus à réfléchir. Il ne tiendrait plus très longtemps. Il eut soudain, il ne savait plus pourquoi, la présence d’esprit de regarder le sol, si l’on pouvait appeler cela un sol.
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    Il s’arrêta net. Les traces de pas des animaux ! Elles avaient disparues. Il leva la tête le plus haut qu’il put. Mais, à perte de vue, en haut, à droite, à gauche, il ne vit… que des déchets.
    Il était devant une montagne, une montagne de déchets, bien plus grande que l’Everest, on n’en voyait pas le bout. Au milieu de l’océan devenu désert de sable, sable qui lui piquait les yeux, rentrait dans ses poumons à la moindre inspiration.
    Il tourna la tête. Devant la montagne, il y avait des cadavres, des cadavres d’animaux, d’hommes. Des milliards de cadavres, formant comme un tapis aux pieds des déchets. Beaucoup serraient dans leurs bras leurs enfants, leurs mères, leurs pères, leurs frères, leurs sœurs, leurs grands-mères, leurs grands-pères, leurs amis. Tous ceux qu’ils aimaient. Comme s’ils avaient su, rien qu’en regardant la montagne, qu’ils allaient mourir. Ils avaient attendu, patiemment, que les déchets, leurs déchets, les recouvrent. Parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix. Certains avaient les yeux exorbités, d’autres la bouche grande ouverte, étouffant leurs cris, d’autres fermaient les yeux, comme pour ne pas voir ce que tous avaient vu. Leurs visages reflétaient peur, tristesse, colère. ncompréhension. L’Horreur.
    Honte.
    Alors, il comprit. Il comprit ce qu’avait voulu dire Mila. Il comprit tout.
    Cette montagne avait bloqué l’océan, empêchant l’eau de couler comme elle l’entendait. Mais tous ces déchets, c’était la pollution de l’Homme. C’était sa pollution, à lui aussi. C’était la pollution d’une espèce qui se disait la plus intelligente de tous. Assez intelligente pour s’être tuée toute seule, oui, cela était certain. Sauf que… sauf que ce n’était pas que les hommes qui disparaissaient. C’était aussi les animaux. Les animaux qui, eux, n’avaient rien demandés, ne s’étaient pas pleins, pas vantés… ils s’étaient juste adaptés, encore et toujours. Mais cette fois-là… c’était trop tard. Ils avaient tous disparus. Et ce n’était même pas de leur faute. Eux, s’ils avaient pu faire quelque chose, ils l’auraient fait. Mais maintenant, s’en était fini d’eux. Ils avaient tous disparus un à un. Et aujourd’hui, il n’y en avait plus. Tout comme il n’y avait plus d’océan, plus de pluie, plus d’herbe, plus de forêts, plus de fleurs, plus de nuits, plus de jours, plus de ciel, plus de sol, plus de froid, plus d’humidité, plus de chaud, plus de sécheresse.
    Plus de Mila.
    Plus de Terre.
    Plus rien.
    Juste des déchets.
    Des cadavres.
    Et Junid.
    Sa tête commença à lui tourner. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s’écroula au sol. Il n’arrivait plus à respirer. L’air était étouffant, son corps tremblant. Il avait besoin d’eau.
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    Il n’y en avait plus. Il avait besoin de nourriture. Il n’y en avait plus non plus. Il ferma les yeux.
    Et il pensa au monde tel qu’il était, quand il était encore petit. Sur sa petite île, toute de vert et de bleu vêtue. Le vert des arbres de la forêt, des palmiers au bord de la plage, de l’herbe un peu partout. Et la douce brise qui allait et venait au rythme des vagues. Ah, les vagues, le bleu tirant parfois vers l’émeraude, parfois vers le mauve, le bleu si profond de l’océan, de la mer dans laquelle il s’était baigné si souvent, cette mer qui avait été son amie, et lui avait été égoïste et avait fait comme tout le monde : il l’avait abandonné. Cette Terre et cette eau habitées de milliards et de milliards d’espèces d’animaux, toutes plus merveilleuses les unes que les autres. Junid les avait observés tellement souvent, avec Mila, perchés dans les arbres !
    La réalité revint brusquement à Junid. Dans ses souvenirs, il y avait exactement tout ce qu’il n’y avait plus aujourd’hui… Il voulut pleurer, mais son corps n’avait plus d’eau. Il voulut prendre une grande goulée d’air, mais, il n’avait plus la force de le faire. Il n’arrivait même plus à cligner des paupières. C’est à peine s’il réussit à regarder la montagne de déchets, et les cadavres. Alors, il repensa une dernière fois à ses souvenirs, à Mila, et il rassembla ses dernières forces pour murmurer du bout des lèvres :
  • Je suis désolé… Pardon.
    Mais c’était trop tard. Beaucoup trop tard. Il ne fallait pas s’excuser maintenant, il aurait fallu agir avant.
  • Tu avais raison, Mila, comme toujours. Le monde a disparu. La Terre est morte. Tu avais tellement raison… j’arrive, Mila.
    Et son cœur cessa de battre.