Enfants de la Patrie

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi.

Ça faisait longtemps que je l’avais remarqué, ce petit bout de ciel bleu au fond de ses yeux, qu’il gardait habituellement et volontairement si sombres. Ça faisait longtemps que je le connaissais et longtemps que « le temps avait abandonné sa vie », comme il aimait tant le dire. Le temps est un enfant au mauvais caractère : froisse-le, boude-le, oublie-le pour t’en rappeler toujours après. Alors, la dizaine d’enfants de seize ans que nous étions censés être s’est vue réduite à froisser le temps : c’était le temps que nous n’avions pas pris pour voir des moutons dans le ciel ou des diamants dans les gouttes de pluie, celui que nous avions ignoré en oubliant d’imaginer nos histoires préférées, celui que nous avions pressé pour comprendre ce qu’étaient la vie, la résistance, la guerre ou la mort ; pour comprendre ce qu’était l’avenir. Quand nous aurions dû être encore des enfants, nous étions déjà des adultes perdus. C’est ainsi que le temps nous avait abandonnés.

Et puis, alors que nous marchions tous derrière Jo, qui nous guidait vers le parc pour nous faire boire le flot de ses paroles enivrantes, quelqu’un est venu nous chercher. Le jeune homme a dit que c’était urgent et que notre classe d’âge avait été convoquée Place Morale. Tristement et résolus à constater une nouvelle fois à quel point notre monde ne nous ressemblait pas, nous avons changé de cap. L’idée de Jo pouvait attendre quelques jours encore, si ce n’était quelques semaines.

J’avais du mal à suivre Jo, il avait toujours marché vite. Au travers des dizaines de petites rues, nous étions bercés par le vent violent des derniers jours et je pensais à sa drôle d’idée, celle qui me paraissait de plus en plus inconcevable, idiote, elle se noyait dans une folie grandissante.

Jo, il était admirable pour ses idées et son courage, qui restaient tout de même, selon moi, ses plus gros défauts. Parce que oui, c’est un défaut de vouloir la mort quand on a la vie, si courageux soit-on. Ou alors, c’est de la lâcheté, puisqu’il déclarait ainsi forfait dans un combat contre le temps et la misère, combat qu’il a déjà trop souvent mené.

Plus nous approchions de la Place Morale, plus nous croisions de jeunes affolés, de parents les yeux bas et humides et d’enfants fiers comme tout. Je perdais pieds, m’éloignant du gris trottoir pour me surprendre dans d’obscures pensées. Peut-être marchions nous vers le dernier levé de Lune, peut-être que nous serions invités à monter vers le Soleil pour nous y brûler de plus près, peut-être que nous venions lire l’annonce qui ferait de notre vie le rêve que nous voulions vivre éveillés.

Tout à coup il a serré ma main dans la sienne, par surprise, pour me ramener dans cette rue que nous traversions.

  • Riley, tu vois ça ?
    En entendant les rumeurs qui persistaient à nous souffler tant de bêtises, nous avions eu le temps d’imaginer beaucoup de choses « Alors nous partons demain ! » « Je n’en reviens pas, servir la Patrie ! » « Vraiment tous les jeunes, c’est sûr ? » ; alors enfin oui, hélas, je voyais tout. Devant nous s’amassaient des dizaines de jeunes de notre âge et des vingtaines de femmes et d’hommes plus vieux. Je me suis tristement rendu compte que ce qui avait poussé le jeune homme à nous amener ici et à nous fondre dans la masse qui s’agglutinait comme d’avides mouches atour d’une vitre, c’était ce mur, qui hier encore était vierge, il portait la notice de notre futur. En capitales noires et sur une feuille trop blanche se tenait fièrement l’annonce d’une déclaration de guerre. J’ai lu la feuille une première fois :
    « Habitants du Pays, notre État est en guerre. Il vous est demandé à vous, enfants qui dans deux ans serez majeurs, de vous rendre sur le champ dans vos établissements scolaires habituels. Là seront tenus des exposés sur l’art militaire qui vous permettra de servir la Patrie. Pour ce, vos armes et vos tenues seront distribuées dans le Grand Hall. Soyez les enfants et les sauveurs d’une Patrie qui vous aime. »
    Je ne respirais plus, je n’entendais plus, je ne voulais plus entendre. J’ai lu l’affiche une deuxième fois, puis une troisième et une fois encore. A chaque nouvelle lecture, c’était une partie de moi qui se brisait, un rêve qui se réveille en sursaut, un espoir qui brûle et une identité personnelle qui s’oublie. Je ne serai plus Riley et Jo ne serait plus Jo, juste la chair suffisamment jeune pour tenir l’ennemi loin du Palais du gouvernement, sans chercher à comprendre. C’était toute notre classe d’âge qui partait. Ceux de seize ans qui, en étant intimés d’assurer le futur du Pays, faisaient une croix définitive sur leur vie à venir. Ceux qui, en sauvant la vie de la Patrie se voyaient déjà condamnés à mort. La flore du monde brûlait, la faune mourait et puisque le monde n’était pas dirigé par des enfants, mais des hommes d’argent, il fallait que les humains s’entre-tuent encore. Bill pleurait, Madison aussi. Kerry boudait comme un enfant qui refuse de comprendre et moi, je me suis tournée vers Jo. Dans ses yeux le bleu du ciel avait disparu ; remplacé par la noirceur du monde et la couleur de la misère, quelle qu’elle fût. Il avait l’air de réfléchir, et vu son sourire tordu, ça n’annonçait rien de bon. Si je devais abandonner ma vie, je ne voulais pas la confier à l’État. Mais avant de courir dans les bras de la mort, il fallait que tout le monde sache que nous disions au revoir à la vie.
  • Riley ! tu nous écoutes ?
  • Euh, oui… quoi ?
  • C’est maintenant.
  • Quoi ? Main-maintenant ?
  • Oui. Maintenant. Pas là-bas dans une semaine, dans un mois ou dans un an. Là, tout de suite.
    Jo s’est retourné et a marché vers le milieu de la place avant de monter les marches de la fontaine, me signifiant qu’il n’y avait pas d’autres solutions ; que, comme il l’avait dit, c’était sur cette place, maintenant et pas au front dans deux ou trois ans.
    « Nous ne voulons pas mourir sans humanité, sous les coups de ceux qui tuent un ennemi quand ils devraient sauver un Homme. Et moi, je ne veux pas mourir loin de tous ceux qui m’ont aidé à survivre dans cette vie qui ne nous ressemble pas, qui ne nous écoute pas. Alors maintenant reprenons nos vies à ceux qui s’en réservent les droits et faisons ce qu’il faut pour les empêcher de se les approprier encore. »
    Se tuer soi-même pour que les autres ne le fassent pas. C’était bien une idée de Jo. Pourtant, devant cette horrible déclaration, je la comprenais et je me demandais comment elle avait pu lui venir. Il devait être bien triste l’avenir d’un garçon qui ne voyait que la mort pour guérir sa petite vie.
    Madison a voulu monter à côté de lui, pour tenter d’expliquer quelques choses. Il l’a empêchée de monter. « C’est notre vie que nous changeons, pas le monde des autres. »
    Elle a protesté en disant que c’était égoïste de mourir sans rien dire, qu’elle avait vu des visages de jeunes comme nous, des visages d’anges qui avaient été amis avec le temps et qui avaient encore la naïveté de croire qu’ils allaient défendre la terre et la ville qui les avait accueillis, nourris, soignés, logés. On ne pouvait pas partir en les condamnant à rester et à découvrir le monde trop tard. Jo s’est retourné vers elle, lui a tendu la main et l’a laissée parler à toute la foule qui s’étalait aux pieds de la petite fontaine.
    Peu de gens faisaient attention à cette fontaine, il était dans l’habitude commune de l’ignorer, comme il était dans l’habitude commune de ne jamais rien dire de soi. Nous n’étions pas vraiment des jeunes ici. Nous étions les enfants du Pays avant même d’être les enfants de nos parents. Et Jo, ton idée elle était si soudaine, si stupide mais si douce… j’aurais voulu avoir le temps de te dire au revoir.
    Alors Jo a monté les trois petites marches circulaires autour de la fontaine, dont le jet constant chantait la mélodie de notre mort. Celle que nous ne voulions pas offrir aux autres. Puisque nous mourrons tous un jour, il est agréable de choisir pour qui, pour quoi et comment. N’est-elle enfin pas jolie la mélodie de la liberté ?