Plus grave que prévu

Il se met à courir. Il veut fuir lui aussi, sur la trace des animaux et de leur instinct de survie. La chaleur étouffante freine ses mouvements ; sa foulée qu’il voudrait alerte est contrainte au ralenti, comme dans un mauvais rêve. Oui un rêve, il ne peut s’agir que de cela ! Cette impression de se mouvoir dans de la glue chaude et visqueuse, comme un pauvre goéland prisonnier de la marée noire... cela ne peut être qu’un songe... Sa flemme des tâches routinières à venir l’aura replongé dans le sommeil... immergé dans cet étouffant cauchemar... De fait, respirer lui est pénible et cette sensation de manquer d’air est elle très réaliste. Il se pince et la douleur vive que cela lui inflige le convainc avec horreur de son état d’éveil. Le hurlement qu’il aurait poussé dans le monde d’avant se cristallise en une grimace de douleur et de silence.
Junid a grandi bercé par la menace que son île disparaîtrait un jour sous les flots. Petit grain de sable dans l’immensité de la mer... Tout s’avère finalement plus grave que prévu : au lieu de se contenter de faire fondre la banquise, le soleil a fait s’évaporer la mer tout entière. Comment a-t-on pu en arriver là ?... Et les poissons ?.. Ont-ils frétillé sur le sable jusqu’à y être engloutis ? Seules des traces d’animaux terrestres apparaissent au sol. Là il reconnaît celles de ses trois poules acariâtres. Sa respiration se fait plus courte, son cœur s’emballe et pulse jusque dans ses tympans.

Soudain une main nerveuse agrippe son bras. Junid sursaute et se fige. Il n’est donc pas le seul survivant de cette apocalypse ! L’ambiance de fin du monde découverte avec horreur et stupéfaction à son réveil l’a muré dans un sentiment de solitude angoissante, mais aussi d’impuissance... Comment faire face à cette catastrophe qui a pendant son sommeil changé le cours des choses et la destinée de son île ? La main se crispe et le secoue, le sortant de sa torpeur. Junid se retourne. C’est sa petite soeur Léa... Dans ses yeux la même peur abyssale mêlée d’incompréhension. Ils se prennent dans les bras. Ils ne veulent pas mourir. Pas déjà... Alors Junid a une idée. Il repense aux histoires du vieux pêcheur Sanjay. Pour lui, les histoires suffisent pour voyager. “L’imagination t’emmènera toujours plus loin que la navigation” répétait-il souvent, comme pour conjurer tout nouveau départ de l’île. Junid réalise combien la voix est précieuse pour transmettre légendes et traditions et le silence lui paraît encore plus assourdissant.
Une histoire s’impose dans son esprit : celle de la tribu indienne qui pratiquait la danse de la pluie pour faire pleuvoir et purifier la terre des esprits mauvais... Il tente de se remémorer les détails de l’histoire car il y pressent un espoir pour rompre la malédiction qui a fait de son île, un désert à perte de vue. Il entend la voix arc-en-ciel de Sanjay, une voix où transparaissent toutes les émotions de l’âme humaine. Sa voix vibrante avait tour à tour exprimé la tristesse des récoltes perdues par la sécheresse, la colère des dieux, la peur des hommes, leur espoir de changer leur destinée et la joie d’y être arrivés. On y parlait de plumes et de turquoises, "symboles du vent et de la pluie..." avait-il murmuré, la voix pleine de malice et de mystère.
Léa transpire. A la chaleur ambiante s’ajoute l’angoisse de l’irréel. Un petit filet de sueur glisse le long de son cou. Soudain l’étreinte de Junid se desserre. Il est résolu à tout tenter pour survivre. Tout d’abord, retrouver Sanjay. Ce vieux sage connecté aux ancêtres saura trouver la solution ! Mais dans la case du vieux Sanjay, tout est vide. Il ne reste que son tambour. Junid le soulève religieusement. Puisque Sanjay semble parti pour un long voyage, peut-être même pour toujours, il leur faudra recourir à leur mémoire pour se rappeler ses histoires pleines de sagesse. Junid et Léa vont chercher dans la chambre de leurs parents la parure de turquoises que leur mère avait reçu de sa propre mère lors de son rituel de passage à l’âge adulte. « Que cette parure te rappelle à tout jamais l’amour éternel de ta famille » avait alors déclaré l’aïeule. Le jour venu, sa sœur Léa la recevra à son tour des mains de sa mère. Junid prend aussi les plus belles plumes de coq qu’il collectionne depuis son plus jeune âge. Sanjay lui avait appris que les plumes de coq symbolisaient chez les Indiens d’Amérique le courage et la force pour obtenir la victoire, celle du jour sur la nuit, et son île était depuis son réveil plongée dans les ténèbres de la sécheresse et du silence... Il espérait tant voir briller de nouveau les reflets de la mer et entendre le clapotis de l’eau...
Parés de plumes et de turquoises, les enfants sont prêts à entamer la fameuse danse de la pluie, reproduire la parade de la grue couronnée, « l’oiseau messager des génies » avait expliqué le vieux Sanjay de sa voix arc-en-ciel. Installé sur le sable chaud, Junid se met à frapper en rythme le tambour. Cela ne produit aucun son - le fléau du silence sévit toujours - mais Léa, sa parure de turquoises autour du cou et une rutilante plume de coq plantée dans sa chevelure épaisse, se cale sur le rythme des mains de son frère pour entamer la danse que décrivait le vieux Sanjay : « les bras déployés vers le ciel comme pour implorer les dieux » avait-il raconté puis “projetés vers la terre, comme une pluie fertile, comme un trait d’union entre l’au-delà des esprits et l’ici-bas des humains”. Les petits pas qu’elle effectue dans le sable brûlant lui sont pénibles : sa tête tourne, ses jambes lui paraissent lourdes, plombées... Elle repense à Sanjay, son histoire ne sortait pas que de son imagination avait-il assuré : des tribus connectées à la nature et à ses esprits pratiquaient des rituels de réconciliation. Junid frappe en rythme, Léa implore de sa danse les dieux, la cadence s’accélère de plus en plus et soudain, un cri retentissant sort de sa bouche, d’autant plus tonitruant qu’il vient déchirer le silence absolu qui semblait s’être abattu sur le monde. C’est un cri de colère qui se prolonge en un lancinant hurlement de loup, la plainte d’un désespoir. Comme en transe, Léa semble devenue le réceptacle d’un dieu furieux et affligé, et alors que les larmes se mettent à couler de ses yeux, une première goutte de pluie s’abat sur le tambour émettant un petit “ploc” retentissant, bientôt suivie d’une deuxième. Aussitôt Junid entend le bruit de ses mains sur la peau tendue de l’instrument, mais aussi le couinement du sable foulé par les pieds de sa sœur. En quelques instants, les quelques gouttes se transforment en trombes d’eau. Cette douche fraîche sort Léa de son envoûtement. Elle dévisage son frère à travers les rideaux de pluie.

  • Junid ! On a réussi !!
    Les sons semblent bel et bien revenus. Les tympans vibrants, ils se sentent profondément vivants. L’eau qui ruisselle sur leur peau leur donne l’impression d’être des plantes assoiffées par la sécheresse dont les feuilles frémissent au contact des gouttes. L’eau tombe avec tellement de fougue que bientôt un semblant de rivage se reconstitue autour de l’île puis progressivement toute une mer. Junid contemple la beauté des flots. Il réalise à quel point leurs reflets sont une œuvre d’art à eux seuls. Son regard se perd vers l’horizon à mesure que la pluie se calme...
  • Léa ! Regarde !..
    Au loin se dessine une forme, un navire peut-être... Les yeux de Junid et Léa pétillent d’espoir. C’est rassurant de ne plus être seuls au monde !... Ils scrutent ensemble les flots. Assurément la forme se dirige vers eux. Il s’agit bel et bien d’un navire, une arche plus précisément. Plus l’embarcation se rapproche et mieux ils discernent ce qui ressemble de fait à une véritable arche de Noé. On y devine toutes sortes d’animaux : des oiseaux multicolores jusqu’aux reptiles irisés en passant par les mammifères soyeux. Et à l’avant du bateau, telles des figures de proue, trônent - ils n’en croient pas leurs yeux - leurs trois poules d’une humeur étonnamment joviale. Le bateau s’approche du rivage et s’enfonce dans le sable mouillé. Alors que les animaux quittent l’arche, Junid aperçoit sur le pont de l’embarcation un objet qui brille de mille feux. En s’approchant de la source de lumière, il découvre un gros coquillage à nul autre pareil : sa forme fait penser à un cerveau humain et ses reflets iridescents du bleu au vert en passant par le violet donnent l’impression que cette forme est vivante et qu’elle bouge. Junid s’approche suivi de Léa. Lorsqu’il touche le coquillage, la lumière qui émane de lui s’intensifie et une sorte de chuchotement s’amplifie. Intrigué, Junid colle son oreille sur le coquillage et y entend, un peu confusément d’abord, la voix de vieux sages, comme des voix d’ancêtres ; puis de plus en plus distinctement il reconnaît la voix de Sanjay. Il y conte la vie, la mort, l’amour, les secrets des grands-mères d’ici et d’ailleurs, la sagesse universelle... Ses paroles semblent parvenir de l’au-delà et l’idée de ne plus jamais voir les belles mains noueuses de Sanjay et son œil malicieux lui fait venir les larmes aux yeux... mais la joie qui fait vibrer la voix du vieux sage au fond de cet incroyable coquillage vient remplir son cœur d’une paisible espérance : il lui semble si proche, tellement vivant....
    Soudain une voix plus forte que celle de Sanjay vient brouiller le message que Junid écoute attentivement. Elle se fait de plus en plus forte :
  • Junid ! Ju-nid ! Debout ! C’est l’heure... réveille-toi !
    Entre éveil et sommeil, Junid entrouvre péniblement les yeux. Il lui semble revenir de très loin. Est-il possible que tout cela n’ait été qu’un rêve ? Il perçoit le va-et-vient des vagues et savoure leur rythme apaisant...
  • Junid ! Dépêche-toi... ton père t’attend : il faut réparer les filets !
    Réparer les filets... tout lui paraît soudain léger et ludique : il pourra chantonner en nouant les ficelles, raconter à son père cet étrange rêve, la danse de la pluie...
    Une odeur de café flotte dans la maison. Il se lève gaiement, le cœur rempli d’amour pour la vie, sa famille et même ses trois poules qui soudainement lui paraissent avant tout généreuses de leurs œufs savoureux...
  • J’arrive maman chérie !
    Rempli de l’envie de tout faire de son mieux, Junid prend le temps de remettre en place ses draps avant de rejoindre sa mère dans la cuisine. Il tapote son oreiller pour lui redonner du gonflant lorsque sa main cogne sur quelque chose de dur. Il soulève le coussin et écarquille les yeux sur ce qu’il découvre : l’incroyable coquillage aux mille reflets...