Quand vient la vague

Il se met à courir. Il ne comprend pas vraiment pourquoi il le fait. Il sait juste qu’il en a envie, qu’il a en besoin. C’est comme si une force avait soudainement pris le contrôle de son corps. C’est cette même force qui décide de chacun de ses mouvements, qui le pousse à suivre les traces laissées par les animaux, qui l’empêche d’interrompre sa course.

Lorsqu’à bout de souffle, il s’arrête, il fait face à l’horizon de sable.

Du sable jusqu’à la limite du ciel et certainement bien au-delà. Le ciel et la mer ne s’enlacent plus. Plus une précieuse goutte d’eau pour embellir l’île, rien que des grains de sable pour la maculer. La mer a disparu. Mais où est-ce que l’étendue bleutée a bien pu se retirer ?

Alors qu’une légère brise se lève, faisant naître des petits nuages de sable, une vague de souvenirs déferle.

Junid se souvient.

Il se souvient des alertes lancées il y a des années déjà. Il se souvient des rassemblements pleins de ceux qui étaient réunis par un même objectif, des pétitions pleines d’espoir, des discours pleins de vérité. Il se souvient des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des étudiants, des salariés, des agriculteurs, des artistes, de toutes celles et ceux, en France ou partout dans le monde, qui ont un jour, même par la plus infime de leur action, participé à la lutte pour le climat.

Il se souvient de l’espoir de sauver la planète.

Il se souvient des alertes lancées il y a des années déjà, mais jamais écoutées. Toujours ignorées. Il se souvient des rassemblements et des policiers qui dispersaient les manifestants au nom de la République. Il souvient des pétitions pleines d’espoir et de toutes celles non étudiées, puis tombées dans l’oubli. Il se souvient des discours pleins de vérité et des politiciens qui les contredisaient, rabaissant par la même occasion ceux qui prenaient la parole pour l’environnement, se moquant allégrement de chacune de leur accusation. Il se souvient des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des étudiants, des salariés, des agriculteurs, des artistes, de toutes celles et ceux qui ont un jour, même par la plus infime de leur action, participé à la lutte pour le climat. Il se souvient de tout ceux, en France ou partout dans le monde, n’ont rien fait et ont préféré nier le problème jusqu’au bout.

Il se souvient de l’espoir de sauver la planète et aussi que ça n’a pas suffit.

Il se souvient qu’après les incendies en Amazonie et en Australie, les tempêtes et les inondations sur les côtes Françaises, ils avaient encore beaucoup de sceptiques qui refusaient de croire en l’existence d’un quelconque changement climatique. Il se souvient des débats inutiles à la télévision, alors qu’il aurait fallu agir. Il se souvient qu’en quelques semaines à peine, le niveau de la mer s’était drastiquement élevé.

Il se souvient de l’annonce dans le monde entier : la mer allait encore monter et elle allait finir par engloutir certaines petites îles.

Il souvient que les scientifiques avaient fait face à un phénomène qu’ils n’arrivaient pas à expliquer : partout, autour des îles, la mer se retirait lentement. Mais s’ils n’étaient pas d’accord sur
l’origine de ce curieux événement, ils étaient d’accord sur un point. La mer s’était peut-être retirée, mais elle allait revenir. Plus forte. Plus intense. Plus violente.

Il se souvient des nombreux rassemblements et des nombreuses pétitions nécessaires pour que le gouvernement français se décide à rapatrier les mauriciens. Il souvient de l’angoisse des habitants de son village et de la peur que le sauvetage n’arrive jamais. Il se souvient que sa mère et son père restaient forts pour lui, et que s’ils étaient terrifiés comme tous les autres, ils ne le lui montraient pas.

Il se souvient de la date officielle de l’arrivée des bateaux. Il souvient des bagages préparées à l’avance, des sourires d’avoir la certitude d’être enfin sauvées, des pleurs parce qu’il fallait quitter cette île qui les avait vu naître et grandir, cette île qui était devenue une partie d’eux-mêmes.

Il se souvient qu’il faisait des cauchemars ce soir-là. Il se souvient qu’il avait pris des somnifères.

Il se souvient que les bateaux devaient arriver le lendemain.

Il se souvient qu’on lui avait rappelé que les militaires partiraient aussi tôt que possible pour éviter tout danger.

Il se souvient du rire de sa mère et du sourire de son père.

Il se souvient qu’il avait pris des somnifères, beaucoup de somnifères.

Il se souvient que les bateaux devaient arriver…

Il se souvient qu’il les a raté.

Il se souvient que depuis plusieurs semaines, il est seul. Seul sur l’île, tout seul.

Il s’écroule sur le sable et les larmes commencent à couler. Il a à nouveau oublié en se réveillant ce matin, comme celui d’avant et celui d’encore d’avant. C’est comme si au fond de lui, son cœur refusait d’accepter la réalité. Il ne pouvait tout simplement pas être coincé tout seul sur une île, sans un seul moyen de communiquer avec le monde extérieur. Alors, chaque matin, à son réveil, il oublie. Il s’imagine devoir se lever pour s’acquitter de ses tâches journalières, nourrir les poules, chercher de l’eau, aider son père à réparer ses filets de pêche et grimper pour attraper les noix de coco à rapporter à sa mère. Juste quelques instants, il s’imagine de retour à avant. Il sort de sa hutte, suit les traces qui n’ont pas encore disparues, court sur la plage, puis, se souvient.

Chaque fois, ça lui fait de plus en plus mal. Les souvenirs d’avant sont douloureux, revenir dans le présent est abominable et l’avenir … il ne l’imagine même plus. Il n’essaie même plus d’imaginer le lendemain, comme s’il avait déjà arrêté de lutter.

Comme s’il avait déjà accepté la fatalité : il mourra sur cette île.

Cela fait cinq semaines ou six, peut-être sept, que les bateaux ont quitté l’île. Il n’est pas trop sûr, il a tendance à perdre la notion du temps. Mais il est certain de deux choses : il est seul depuis plus d’un mois et puisque personne n’est encore venu le chercher, personne ne le fera.

Ses parents ont dû tout faire pour descendre de leur navire afin de pouvoir venir le chercher. Mais comme le gouvernement les avait prévenu les semaines précédentes l’arrivée de l’armée, une fois embarqué, interdit de revenir à Terre. L’évacuation devait se faire le plus rapidement possible et sans violence.
Une fois qu’ils furent arrivés à bon port, Junid se demande ce que les soldats ont bien pu raconter à ses parents, ainsi qu’à tous les habitants de son village. Que leur ont-ils dit pour expliquer son absence ? Qu’il n’avait pas embarqué, ayant refusé de quitter l’île ? Qu’il avait sauté par-dessous par bord, poussé par un excès de folie ?

Mais peu importe le mensonge que l’armée a pu servir à ses parents, le final est le même : Junid ne les reverra jamais. Ni eux, ni sa meilleure amie, ni ses amis, ni ses voisins, ni les connaissances, ni les habitants qu’il saluait de temps à autre, ni tout ceux qu’ils étaient juste présent dans son quotidien sans forcément qu’il ne leur accorde d’attention. Toutes ces personnes, désormais parties loin de lui.

Junid n’avait même pas eu l’occasion de les remercier d’avoir fait parti de sa vie et d’avoir fait en sorte, à leur manière, qu’il devienne celui qu’il est.

Les bateaux sont partis, il est seul et la mort arrivera bientôt.

Il pourrait quitter son village du bord de mer. Il pourrait tenter de rejoindre le piton de la petite rivière noire, qui culmine à 828 mètres et qui est le point le plus haut de l’île Maurice. Il pourrait essayer de monter au-dessus du niveau de la mer. Mais ça ne sera peut-être pas assez. Il y a toujours un risque que toute l’île se fasse engloutir, même les montagnes.

Alors, peut-être que fuir est inutile.

Peut-être que s’épuiser sur le chemin vers la montagne ne servira à rien, puisqu’il n’y arrivera pas à temps. Peut-être que ses derniers instants ne doivent pas être passés à se lamenter. Peut-être que même s’il ne contrôle plus rien depuis le départ des bateaux, choisir de quand et de comment il va mourir, ça, il peut encore le décider.

Et ce n’est point en essayant désespérément de fuir son destin qu’il veut mourir. Mais face à la mer.

Il ferme les yeux.

Il sent la brise se transformer en vent. Il caresse délicatement chaque partie de son corps. C’est comme si l’air voulait l’enlacer, le rassurer. Junid a l’impression de pourvoir toucher le vent, de pouvoir le goûter, de pouvoir le voir, de pouvoir ne faire qu’un avec lui.

Il entend les cocotiers et les palmiers, qui tout doucement, se remettent à bouger. Les oiseaux reviennent. La nature retrouve son cours et tous les sons qui la compose. L’île vit à nouveau.

Mais surtout, il sent, il entend, non, c’est plus fort encore. Il ressent…

La mer.

Plus de silence menaçant. Plus de calme angoissant. Plus de tranquillité oppressante.

La berceuse de son enfance changeante et constante est revenue à lui. La mer est revenue à lui.

Et alors que les vagues s’approchent, Junid a une dernière pensée.

Pour les habitants de son île et de toutes les autres, qui ne pourront jamais revoir leur chez-eux, qui ne pourront jamais mourir sur la Terre qui les a vu naître. Pour tous ses amis et connaissances, qui ont été là pour lui. Pour tout ceux qui se sont déjà battus pour la planète. Pour tout ceux qui continueront à le faire. Pour celle ou celui, qui lira ou écoutera son histoire : celle d’un adolescent qui a aimé la mer et son île, jusqu’au bout. Pour sa mère et son père.

Il ouvre les yeux et alors que l’horizon est à nouveau bleu, ses derniers mots sont destinés à toutes ces personnes, à tout ceux qui connaîtront son histoire, à celles qui se battront pour la Terre.

Et alors que vient la vague, Junid s’écrit : « Je t’aime »