Maintenant ils savent

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi.

Nous fendions la foule, compacte, dense. Pas agréable, sensation d’étouffement. Je m’agrippais aux bras de Jo pareils à une liane. Notre petite troupe d’étudiants, seulement douze ou treize, avait rameuté beaucoup plus de monde qu’espéré. Une émeute s’était formée devant les grilles du ministère. Tant mieux. Plus on est de fou, plus on rit, n’est-ce pas ? L’heure est grave, solennelle ; nous voulions nous confronter à ce soit disant ministre de l’environnement. Nous, simples étudiants, étions accoutrés pour l’occasion de nos plus beaux habits. Nous nous devions de marquer le coup face au ministère. Me retrouver sur mon trente-et-un, comme ils disent, je n’en avais pas l’habitude. Tel un singe coiffé d’un chapeau. Les politiques feraient mieux de sortir et d’écouter ce que tous les gens ont à dire. Des années qu’ils nous rabâchent la même chose, le même refrain. Et qu’ont-ils fait au final ? Rien. Ils ne regardent plus part la fenêtre, de peur de croiser dans le regard des passants une vérité cruelle qu’il leur faudrait à tout prix garder à bonne distance. Mais ils ne comprennent pas. Notre vie à tous en dépend, et eux alors, ils attendent, bras croisés ? Avec les autres, on a pensé que, peut-être, les dirigeants étaient aveugles. Mais un aveugle peut tout autant marcher, lire, parler et répondre à des questions claires : A quand un changement pour le futur ? Ils devraient essayer, changer de routine et « se bouger un peu » comme se plait à le dire Jo.
Personne ne peut comparer avec le monde d’avant, car personne n’est assez vieux pour raconter comment c’était. Mais les scientifiques sont là, eux. Ils ont reconstitué, établi des statistiques et répondu à des questions toutes différentes, mais qui rejoignent le même point : La fin du monde est-elle proche ? Vivrons-nous dans un paysage noir ? Que léguerons-nous aux générations futures ? Ma conclusion restait la même : On va tous mourir. Ils en sont au point de chercher désespérément de la vie ailleurs et une planète propice à la vie. Mais les gens ont-ils réfléchi aux conséquences de ces possibles découvertes ? Qui nous dit qu’ils ne referont pas la même chose. Polluer, détruire. Comme je les ai vus faire tant de fois. Comme nous tous.
• Je suis sûr que ça va marcher, a soudainement déclaré Jo alors que nous étions sortis de la foule pour se faufiler vers le parc.
J’ai toujours pensé que Jo se fichait pas mal de son avenir. Mais depuis que je le connais, c’est-à-dire depuis une dizaine d’année, j’ai suivi son évolution. Un peu comme l’évolution de l’Homme, passé de l’état de primate à bipède puis de celui d’un humain un peu bossu avec beaucoup de poils. Eh bien, Jo, il est pareil, mais son évolution a duré seulement vingt ans, alors que l’Homme a mis seulement quelques millions d’années.
A cet instant, je pense Jo trop sûr de lui. Mais je me suis contentée de hocher la tête et de le suivre en ralentissant la cadence.
« Un coup d’éclat » avait-il ricané alors que chacun exposait son plan. Je me demande bien quel est son vrai plan. Il ne nous a exposé qu’une infime partie du plan. Disons trente pourcent d’un plan. Autant dire, pas grand-chose. J’espère qu’il ne comptait pas faire comme à son habitude, c’est-à-dire improviser. Je m’attends au pire, mais ne dis rien, de peur de contrarier l’âme butée qu’est Jo.
L’air de l’après-midi était acre et sentait l’essence. J’ai toujours eu l’odorat plus développé que mes amis.
• Tu seras nez, m’avait dit Beverly en rigolant un jour où elle m’avait vu froncer du nez et me gratter la gorge, irritée (je n’avais pas compris la référence).
Même si depuis plusieurs années je vis ici, je ne m’étais toujours pas habituée à la ville et tout ce que cela impliquait. Je ne saurais pas vraiment dire pourquoi j’ai déménagé, j’étais bien chez moi. Je pense que j’y étais contrainte. Mes parents m’ont dit de partir, que j’étais grande, alors comme tout bon enfant, je les ai écoutés. Mais au fond, ce n’est pas parce qu’ils en avaient marre de me voir trainer des pieds dans leurs pattes qu’ils m’ont dit de partir. Non, c’était pour mon avenir. Et puis j’ai débarqué ici et j’ai rencontré Jo et ses amis. Ils m’ont accueillie et ne m’ont pas traitée comme étrangère. Ils sont une famille pour moi.
Le parc était étrangement calme, seuls quelques étudiants débattaient sur la manifestation qui se déroulait deux rues plus loin que l’université des sciences naturelles. Jo m’entrainait toujours avec lui et me parlait de son plan.
• Je t’explique, avait-il commencé. Ce soir, avant… je veux que tu fasses quelque chose pour moi. 
J’ai hoché la tête et l’ai invité à continuer. Je l’ai écouté attentivement et me suis grattée le crâne dans un élan de réflexion. Il m’a glissé autour du cou un cordon avec une clé en guise de pendentif.
• Tu verras sur le bureau il y a un dessin. Tu te souviens, n’est-ce pas ? Prends-le, s’il-te-plait. Ne t’inquiète pas, ça va aller. Et puis, je te suivrai à distance, il y a une caméra dans ton pendentif.
J’ai su dès le premier jour où il habitait, dans un petit studio en bas de la cinquième rue. Il m’avait dit que, le jour où j’aurais besoin, sa porte serait ouverte. Je suis suffisamment intelligente pour savoir que cette proposition a toujours un prix. Mais Jo n’a jamais rien demandé en contrepartie. Qu’aurais-je pu lui offrir ? Un joli bouquet de fleurs ? Un panier garni ? Un collier de nouilles ? Je lui ai fait un dessin (j’avais mobilisé toute ma fibre artistique et ma volonté pour qu’il soit le plus fidèle à la réalité) qui représentait le paysage que je voyais de ma chambre. Je ne serai pas artiste, c’est garanti. Mais c’était dans mes cordes de représenter sur du papier la vue que j’avais tous les matins au réveil : un lever de soleil imprenable. Même si ma main avait tremblé et que j’avais mis beaucoup de temps à le faire, le résultat n’en avait pas moins été poignant. En tout cas, Jo m’avait sauté au cou en déclarant que j’allais être le premier artiste du genre. Il l’avait montré à tout le monde à l’université en disant : « Regardez, j’ai trouvé le Graal ! ». Et tout le monde m’avait félicitée. Alors, maintenant, je suis un peu une star et je viens souvent chez lui. Enfin, c’est lui qui m’emmène, parce que j’ai encore un peu de mal à me faire aux changements. Là où je vivais, il y avait moins de véhicules qui sentaient le cramé. Ou moins de véhicules électriques. Un pas vers l’écologie, mais jusqu’où ?
Le soir était tombé. En cette soirée d’hiver, il faisait étrangement chaud. Le bitume retenait la chaleur mécanique et les nuages emprisonnaient la ville sous cloche. J’étais assez équipée pour ne pas avoir froid, mais très vite, je tirais la langue comme un chien sous l’effort. Monter un immeuble de quinze étages en un temps record (il y avait un ascenseur, mais très peu pour moi) avait été rapidement épuisant. J’ai dû sauter quelques volées de marches pour aller plus vite, et, quand je me suis trouvée devant la porte du studio, j’ai tenté de l’ouvrir sans la clé. Allez savoir pourquoi ! J’ai mis un certain temps avant de réussir à l’ouvrir, mais mes efforts et ma patience ont porté leurs fruits et j’ai pu escalader le bureau de Jo, tellement encombré de livres, pochettes et crayons que s’en était devenu le parcours du combattant. Le dessin était encadré dans un sous-verre. Quand je l’ai vu, il m’a transportée dix ans en arrière. Ma famille. Mon père qui me courait après dans les bois pour m’entrainer. Vous parlez d’un sport ! Il hurlait des cris d’encouragements, et il m’avait plaquée de côté sans que je ne le voie. Après, mes souvenirs sont flous, mais je me rappelle encore la phrase qu’il m’a dite. Je l’ai peut-être très mal interprétée mais pour moi, il voulait dire : « Tu es trop lente ». Et il était rentré à la maison, ni plus ni moins. Je me suis rappelée les bruits des machines au loin, à plusieurs kilomètres, mais que le vent ramenait de l’Est. Et c’était la première fois que j’entendais un bruit aussi atroce.
Jo, Beverly et les autres étaient rassemblés devant le ministère, illuminé de tout part. Quand j’arrivai, ils me regardèrent tous avec des yeux ronds, comme si je manquais à tout moment de m’écrouler. Je ne suis pas en sucre ! « J’arriverai à le faire, pas de panique » voulais-je leur dire. Mais je n’avais pas vraiment besoin de prononcer ces mots, car ils le savaient tous très bien. Sinon ils ne m’auraient pas laissée escalader le portail du ministère (il était fermé, on faisait avec les moyens du bord), ils ne m’auraient pas laissée sauter sur la poignée de la porte pour que je puisse entrer dans le bâtiment. Ils me faisaient tous confiance, car, après tout, je constituais les soixante-dix autres pourcents du plan foireux de Jo. Pour moi, il ne marcherait pas. Il ne prenait jamais rien au sérieux, alors pourquoi aurait-il eu une lumière, d’un coup ? « Tiens, j’ai envie de sauver le monde, et pour ça, je vais embaucher ma petite amie ! » Oui, je suis petite, et alors ? Tout ce qui est petit est mignon ET digne d’un certain intérêt pour faire ce que j’étais en train de faire. J’ai monté les marches quatre à quatre jusqu’aux bureaux de décisions.
Beaucoup de personnes ont fait comme moi, comme nous tous. « Que faites-vous pour notre planète ? Que faites-vous pour que nous puissions à nouveau voir les étoiles le soir ? Que faites-vous… ? Que faites-vous… ? » Et la réponse ? « Nous réfléchissons à des mesures que nous prendrons dans les mois à venir » Qui n’a pas encore frappé la table du poing en demandant que les choses bougent ?
• Il faut qu’ils aient honte de leur inactivité, m’avait confié Jo un jour. Si j’étais eux, le jour où ça arrivera, je me planquerais derrière ma chaise de bureau, à genoux, implorant le pardon. Leur orgueil en prendrait sûrement un coup.
Il avait ajouté cette phrase avec tant de mépris que s’en avait été presque comique. Mais au fond, il avait raison.
Des gens circulaient dans les couloirs, sans me prêter attention. Je suis petite, c’est un avantage. Puis, quelqu’un sursauta en m’apercevant au détour d’un couloir en disant quelque chose du genre : « … dirait Chida ». J’ai dû mal comprendre, mais je n’ai pas relevé la comparaison. Une porte entrouverte donnait sur un bureau et je m’y glissais. Un homme en costume sobre était assis dans un fauteuil à trier des papiers. Je sentais qu’il était tendu comme un arc, mais n’attendis pas qu’il se formalise de quelque formule de politesse. Je sautai dans un fauteuil. Enfin il me vit et recula. Je ne fais pas si peur, si ? Il se leva d’un bond et me regarda mettre les pieds sur sa table et tout saccager, sans qu’il demande quoi que ce soit.
Alors, je lui carrai mon dessin sous le nez.

Un paysage vert et brun parsemé de rouge, et de noir. Une forêt, magnifique au couchant. De grossiers carrés noirs au centre rejetant des flots étranges qui ressemblaient à de la fumée dans ce mélange de couleurs. Et tout le vert et marron étaient une bande couchée sur la feuille, comme quelque chose qui serait tombé.

Abstrait, très mal peint parce que sans pinceau, juste avec les doigts, mais des formes concrètes, reconnaissables. Des arbres, peut-être même une forêt. Et des carrés noirs qui écrasaient tout sur leur passage. Et dans le coin, des taches rouges qui couraient, en mouvement.
Un dessin digne d’une petite section, mais un dessin surtout digne de quelqu’un qui y a vécu.
Comme moi.
Les pieds sur la table, le corps pareil à un coucher de soleil, je fixais l’homme, qui affichait un regard indéchiffrable. Mélange de honte et de compassion. De remord, et de tristesse peut-être. Peut-être. Après tout, je pourrais sortir toutes les émotions de mon répertoire, mais aucune ne pourrait vraiment décrire le visage décomposé qu’il affichait. Mais les images sont parlantes. J’ai réussi. Jo doit être fier de moi en regardant la vidéo en direct sur les réseaux.
Mes yeux me brûlaient, comme la fumée qui me faisait pleurer tant de fois à l’époque. Mais ça, est-ce qu’ils le savent ? Que savent-ils des espèces en voie de disparition ? Ces hommes, ces hommes, savent-ils les Orang-outan capables de pleurer ce qu’ils ont perdu ?
Maintenant, ils savent.

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