Texte de Jean Vautrin

A propos de l’esprit d’aventure en littérature

Ecrivain voyageur ? Coureur de tempêtes ? Aventurier d’esprit ou sédentaire atavique ? Qui suis-je ?
Parlons-en, chers amis ! Je veux étrenner avec vous de nouveaux rapports. Parler de l’écriture. De sa largeur de vues. De son envergure. Du terrain qu’elle brasse. De son envolée, en quelque sorte. Vraiment de la boutique. Pas ménager les mots. Quitte à défoncer un peu la vermoulure des vieilles planches. Raconter à ceux qui seraient tentés de s’élancer à fond dans les chantiers de l’imagination la façon qu’ont les romanciers de traverser les hameaux endormis. Leur faire entendre que l’époque est douloureuse. Que des années-lumière séparent le scintillement du rêve des éclats brisés de la réalité. Que ce métier, écrivain, est un chiendent sans fin ni merci. Qu’il y a du boulot sur la plate-bande. Que notre état n’est pas de tout repos. Que pour la littérature, il faut être prêt à souffrir toutes les âmes. A suivre tous les labyrinthes qui donnent des signes de vie.
Et tout d’abord, il faut bien comprendre le piège : l’écrit n’est pas une obligation. Le cinglé qui le pratique est un malade qui fait semblant d’être joufflu. Un type qui fuit la vie et dérive sur une mer démontée. Un parano consentant qui obéit à un besoin confus, déraisonnable et empirique de son ego, de ses glandes, de son ventre.
Somnambulique engeance, le buveur d’encre fait le pari de l’orgueil. Oh, pas plus que n’importe quel créateur, pardi ! Mais, c’est vrai, il est miné par un grand germe de maladie, de violence. Il est vite ensaqué dans des obsessions qu’il allaite plus soigneusement qu’une nourrice sur lieu. Il est consumé de l’intérieur par une insidieuse fièvre quarte. Il est bombardé au virus équilibriste. Une envie folle de grimper la marche d’un hausse-mioche le prend. N’importe si l’escabelle est posée en équilibre impossible sur la corniche effritée d’un building de soixante étages.
Il va se risquer. Il pense qu’il a sa place tout en haut.

On connaît la chansonnette. N’est pas écrivain qui veut. Le candidat à l’écriture du premier, du deuxième roman, n’a aucune chance a priori de réussir l’exploit. Mais allez raisonner ! Le futur écriveur, le pied tendre du Klondike littéraire, a beau savoir que la nature est une force énorme qui ceinture les ambitions de l’homme, il aura toujours envie de dérober le feu et de marcher sur les pépites.
Il y a de la fureur à écrire. De la rage à tenir le style. C’est dur, le style. C’est du remettez-moi ça sur la planche. Ça crève jusqu’au soir sous la lampe. N’empêche que la langue, tenez. Rien que le plaisir de la langue, voilà déjà un cap important vers lequel cingler ! Un pari avec l’exigence qui hausse le vagabond de l’esprit jusqu’à la lisière du dépassement de soi-même. Et puis, dites ! Attaque au mot ! La musique des phrases ! Le mystère du voyage sur le fleuve quadrillé ! Voilà qui n’a pas forcément un paisible goût de sucre !
Il faut de l’endurance pour tenir un roman. Se présenter chaque matin devant son établi. Traverser sans crainte des cavernes vides. Ne pas céder à ses quintes de cœur. Ne pas se décourager si la vie devient furtive sur la page à peine noircie de quelques pattes de mouche et d’un petit dessin d’impatience. Imaginer une histoire, les yeux défaillants de doute, c’est courir après des empreintes de pas qui s’évanouissent aux abords d’un horizon prématuré.
Pourtant, dites-moi qui n’a pas envie d’écrire des choses magnifiques ?

Pour ma part, je ne torchonnerai jamais un petit boulot d’écrivain tranquille. Toujours, il faut que j’aille fouiller les mots. Que je les détrousse, gratte, repeigne, attise. C’est un exercice musculaire, presque. Un très puissant bazar qui m’a fait fuir le ronron fricailleur de la société où nous sommes, et comprendre que la langue parlée a toujours un mal fou à passer dans la langue écrite. De nous jours, vous m’entendez ! Avec nos fesses à courir le cent mètres en moins de dix secondes et nos effets d’ordinateur ! Parce que ce qui bouge fait encore peur. Je l’ai vécu, respiré, analysé chaque fois que j’ai écrit des romans réputés noirs. Tout de suite, on a voulu tracer la différence. La marge. Alors qu’il n’y avait pas de fossé dans mon jardin, pas d’hiatus avec ce que j’ai poursuivi par la suite. Aucune barrière, je le sais ! J’étais à l’arrosoir. Je vous dis, je réitère, je répète : même puits, même terre.
Seulement, les barons de la langue française n’admettent pas les origines de la langue vulgaire. Et wroutt, messieurs ! excusez-nous si le français est une langue qui sent le sabot et la sève. Jusqu’à preuvre du contraire, c’est Villon qui respire le grand air. C’est Rabelais qui est le plus grand.

Il y a du mystérieux à faire revenir en surface les pépites de la langue restées au fond de la carrière. Argot, vieux français, dialecte de Charente, mots nés au XXème siècle, quelle différence, C’est la façon de bander l’arc qui compte. Le centre de la cible devient une réflexion. En tamisant le vieux terreau qu’on a perdu, en criblant la terre de remblai que l’usage familier et la vie moderne nous livrent, on s’aperçoit de la belle force de la langue française. Jadis, elle coulait large comme une cuisse de Rubens. dans la tête, dans les tripes, les mots ne grouillaient pas froid. Je vous le redis après Céline, Rabelais avait de la glotte. Il marchait au rire, à le ventrée. Il avait le vin sur la table. Tandis que maintenant, la mode est ailleurs. Dessinée à la taille de nos égoïsmes de gens pressés.

Rien de bien surprenant dès lors à ce que les écrivains soient souvent des nains au teint pâle. Voués à l’agonie de cette fin de siècle, ils attaquent la vie gigantesque au cure-dents. Avec trois cents mots dans leur giberne, ils vous turlutent une histoire de derrière très serré. Oh, on ne se compromet guère ! L’aventure des jeunes plumanciers (plumancières) qui tortillent leurs petits nerfs citadins pour donner un texte émergeant, trop souvent se cantonne à dépeindre comment, en une rencontre d’un soir de cafard ordinaire, ils (elles) ont fait fleur de rose et minette à l’envers avec plusieurs personnes ou terminé une nuit de vagabondage existentiel avec un partenaire du même sexe qu’eux-mêmes, sans que cette galipette de hasard ou de désespérance compromît en rien l’idéaliste et titanesque recherche de l’amour absolu. Bon ! choquer, d’accord ! Donner des notes bleues, je veux bien ! Mais quelle emmêle ! Epoque factice où nos charmantes jeunes écrivaines rêvent de cyclones de pèze au point de nous livrer le grand opéra de leurs secousses nocturnes en 148 pages, 98 francs ! Quelle transparence ! Quel manque de regard sur le vaste monde ! Quel amour de soi ! Chaque gramme de branlette compte ! Pas de quoi pulvériser l’avenir romanesque !

Par un souci d’information supplémentaire, si l’on se risque sur un terrain moins anal, plus avant, et que l’on jette un coup d’œil sur le rétroviseur des vingt dernières années, l’entreprise du roman français, souvent, se visse au col raide. Elle devient convenue et distinguée. Le passéisme fait irruption. Il rassure. Les familles prennent le pas. Descartes au poing, c’est la victoire de la raison. Celle du conservatisme rassuré. De la blanquette sans cesse réchauffée. On marche alors à la madeleine. On repasse l’argenterie. Ou alors émerge une troisième race de gens de plume à l’esprit délié et humoreux qui dénonce avec bonheur les croquignolades de l’époque et la moisissure des vanités mais fait du roman de petite sueur. L’embrasée là aussi tourne court. L’intrigue et les mœurs restent sur le trottoir parisien. C’est du chic. De l’à la mode tout plein. Du germano-pratin avec un zeste d’île de Ré.

Il y aurait pourtant bien du mérite à reparler gras et vrai. Réfléchir pourquoi en France, de nos jours, nous sommes caves de la cage thoracique ! Poitrinaires partout. La littérature, la politique même régal. Un peu comme si la générosité intellectuelle, comme si le libre arbitre et la capacité d’innovation de nouvelles utopies des gouvernants et des artistes s’accommodaient mal de l’esprit de débrouillardise que nous imposent les seuls projets de l’argent, du paraître et de la réussite. Un peu comme si, laminés par le prêt à penser imposé par la pratique du libéralisme, nous perdions graduellement pied, abandonnant de plus en plus une patte du mille-pattes consumériste auquel on nous voue et relègue sous peine d’être abandonnés à la marge. Tous au téléphone ! Tous à la neige ! Tous à la mer ! Tous en voiture ! Tous sur le web ! Tous des veaux !
Est-ce là le grand destin qu’on nous a dessiné ! La vie est si courte dans la forêt urgente où nous sommes ! Grand orage ! La beauté de la création grelotte dans sa petite robe ruisselante ! Mort, le roman de grande apogée ? C’est affligeant de le penser à l’heure où, venu de tous les coins du monde, un grand métissage de plume apparaît, où des romanciers du voyage et de la différence sèment la semence de leur tumulte légitime : écrivains des Caraïbes, d’Amérique du Sud, du continent africain qui chantent la rage d’exister, d’être libres, hommes engagés contre la lumière irregardable de la tyrannie, du racisme et de l’injustice.
Je me sens de leur compagnie. De leurs rangs. De leur souffle. de leur fraternité. Ecrivain atypique, artiste irrégulier, je serai avec eux à Saint-Malo.
C’est une ville, à chaque fois, qui me redonne du large.

Jean Vautrin